Il raccrocha, soulagé. La journée de jeudi s’était écoulée lentement sans nouvelles de personne. Il l’avait passée en partie à l’hôtel, travaillant à des dossiers de réfection de son château, faute de mieux. L’enquête était au point mort, faute de piste. Il fallait attendre le résultat de la « Baryum meal technique ».
Des caricatures de célébrités recouvraient les murs de la brasserie en sous-sol, quartier général des journalistes du Washington Post. Jessica Hayes était emmitouflée dans un loden vert qu’elle ôta, découvrant une robe de lainage collante de même couleur. Encore plus sexy que son tailleur.
— Oncle Franck veut vous voir de toute urgence, dit-elle avant même de regarder le menu. Il vous attend tout à l’heure à la « safe-house », à partir de cinq heures. Comme c’est vendredi, il sera peut-être un peu en retard.
— Il y a du nouveau ?
— Il ne m’a rien dit.
Il faisait un temps radieux, contrairement à la veille, mais Washington grelottait sous un ciel bleu lumineux. Sauf rebondissement, Malko n’avait pour meubler son week-end que les visites à l’hôpital de Chris Jones et, éventuellement, la pulpeuse analyste de la CIA…
Ils avalèrent des hamburgers sans génie, accompagnés de frites faites à l’huile de vidange et Jessica regarda sa montre.
— Il faut que je retourne à Langley, pour préparer le NID[27] du week-end. Personne ne le lit, mais c’est la tradition.
— On se voit demain ? proposa Malko.
Elle lui glissa un coup d’oeil amusé.
— Appelez-moi. Le week-end, je m’occupe beaucoup de ma fille.
Ils se séparèrent sur Connecticut Avenue, avec un baiser plutôt frais. Malko se demanda s’il n’avait pas rêvé sa première entrevue avec Jessica Hayes.
Franck Woodmill semblait plongé dans un état d’excitation inouï, arpentant de long en large le petit living de la « safe-house ».
— Il y a du nouveau, dit-il. Je vous avais averti du piège que j’allais tendre à William Nolan. L’information concernant le programme Indigo a été donnée au conditionnel, au DCI et à son adjoint. Nous ne sommes donc que trois à la connaître et, en plus, elle est prématurée.
— Et alors ?
— Vous avez vu William Nolan à Arlington, avant-hier ?
— Oui.
— Pensez-vous qu’il ait pu avoir un contact avec quelqu’un ?
— Cela me paraît impossible. Il était, soit en vue de ses gardes du corps, soit de moi.
Il relata avec le maximum de détails la visite du Directeur adjoint de la CIA.
— Vous avez vérifié la tombe ? demanda Woodmill.
— Oui. Je n’ai rien vu.
Le Directeur adjoint des Opérations hocha la tête.
— Dans ce cas, quelque chose nous échappe…
— Pourquoi ?
— Un de nos satellites d’observation des ICBM soviétiques passe plusieurs fois par jour au-dessus de la base de Baïkonour. Hier, il est passé douze fois. Les six premières fois, il n’y avait rien d’anormal.
— Vous avez les photos en temps réel ? demanda Malko.
— Oui, transmises par radio et reconstituées par ordinateur. Elles sont analysées par la NSA quelques minutes plus tard.
— Que s’est-il passé au cours des six derniers passages ? demanda Malko qui se doutait déjà de la réponse.
— Les trappes défendant l’accès des silos étaient fermées, expliqua le Directeur adjoint des Opérations. Les Soviétiques connaissaient ou plutôt croyaient connaître l’existence du nouveau satellite Indigo. La seule personne qui ait pu leur transmettre cette information, c’est William Nolan.
Chapitre XVI
Un silence pesant s’établit dans la pièce. C’était le dernier clou du cercueil de William Nolan que l’on venait d’enfoncer. Le Directeur adjoint des Opérations se servit un Johnny Walker, alluma une cigarette et fit face à Malko.
— Je n’ai plus aucun doute, martela-t-il. William Nolan est un traître. Mais si je révèle cette histoire au FBI, ils vont y aller avec leurs gros sabots et il rentrera dans sa coquille. Nous n’avons strictement aucune preuve. Rien. Ni motivation non plus. Il nous rira au nez et se tiendra tranquille, définitivement s’il le faut.
Malko était plus que troublé.
— Vous me dites avoir transmis cette information le lundi, remarqua-t-il. Apparemment, les Soviétiques sont entrés en sa possession jeudi matin au plus tard. William Nolan s’est rendu à Arlington le mercredi. Il aurait pu la transmettre, mais je ne vois pas comment. Alors ?
L’Américain rejeta ses cheveux en arrière. Visiblement, il avait mal dormi la nuit précédente.
— L’emploi du temps de William Nolan est très simple. C’est là que le bât blesse, avoua-t-il. Il part de sa maison de Foxhall pour Langley tous les jours vers sept heures du matin avec son chauffeur. Il a chaque jour un déjeuner dans la salle du sixième étage et repart ensuite, directement, chez lui, sauf s’il est convoqué par la Maison Blanche ou une commission sénatoriale. Dans tous ces cas, il a son chauffeur et parfois un garde du corps. Il est donc impensable d’imaginer un contact. Le soir, son chauffeur l’attend pour dîner en ville et le ramène chez lui. Les seuls moments où il est plus libre, c’est le week-end. Il lui arrive de dîner le vendredi soir avec Fawn McKenzie et de coucher chez elle.
— Dans le cas qui nous intéresse, remarqua Malko, ce sont des jours de semaine.
— En effet, approuva Franck Woodmill. Et je vais vous dire plus : depuis le moment où j’ai transmis cette fausse info à Bill Nolan, j’ai chargé Milton Brabeck de le surveiller. J’ai étudié son emploi du temps minute par minute : je ne vois pas comment il a fait pour retransmettre aux Popovs l’histoire d'Indigo.
— Il reste le cimetière… dit Malko. Et je n’ai rien vu.
C’était hallucinant, Malko avait envie de se pincer. Le numéro 2 de la CIA alimentant le KGB en informations hyper-secrètes, par un moyen quasiment magique.
— Il faut retourner à Arlington, dit Franck Woodmill. Je peux savoir à l’avance s’il ira avant mercredi prochain. À mon avis, il va s’y rendre lundi.
— Pourquoi ?
— C’est l’anniversaire de la mort de son fils… Et j’ai continué le « Baryum meal technique ». En lui balançant ce matin une information sur un mémo secret du Président concernant le programme Starwar. J’ai parlé de tout cela à Jessica, elle est d’accord pour vous aider plus activement.
— Comment ?
— Une femme passe inaperçue, plus qu’un homme.
— Mais il la connaît.
— Bien sûr. Nous en tiendrons compte.
La perspective de se rapprocher de Jessica ne déplaisait pas à Malko. Au moins, il ne perdrait pas tout. Franck Woodmill continua.
— Votre enquête peut devenir extrêmement dangereuse. Je ne peux pas imaginer que le KGB n’ait pas un dispositif de protection pour une source aussi importante. Ils feront tout pour vous empêcher de la tarir. Même ici, à Washington. En dehors de leurs officiels, je sais qu’ils disposent de clandestins ou qu’ils peuvent en faire venir. La NSA a calculé d’après les messages radio codés diffusés à leur intention qu’ils doivent être environ deux cents dans ce pays. Milton Brabeck sera bien entendu prêt à vous aider, mais je ne veux l’utiliser qu’en dernier ressort. Je vais donc, demain matin, déposer ici de quoi vous défendre. (Il tira une clef de sa poche.) Voici pour entrer. Vous faites d’abord deux tours à droite, ce qui neutralise les systèmes de sécurité.