Franck Woodmill attendait dans le living-room de la « safe-house » en fumant un cigare, arborant son habituel air hébété et d’énormes poches sous les yeux. En ce moment, il ne devait pas dormir beaucoup…
— J’ai checké votre fleuriste, annonça-t-il. À première vue, il n’y a rien d’extraordinaire. Harry Feldstein est arrivé du Canada en 1980, avec un passeport canadien. Il y a quatre ans, il a acheté une petite boutique sur Wisconsin et il tire plutôt le diable par la queue. Il s’occupe de tout avec sa femme. Ne sort pratiquement jamais. Bonne réputation dans le quartier et à sa banque. Va à Montréal une fois par an pour y voir sa famille.
» J’ai télexé aux Canadiens, mais ils ne m’ont pas encore répondu. Le FBI n’a rien sur lui, la Company non plus.
— Il fallait vérifier, dit Malko fataliste. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un fleuriste se rende dans un cimetière. Mais comme il est le seul à avoir approché la tombe de John Nolan…
— Nous faisons peut-être fausse route, soupira le Directeur Adjoint des Opérations. Si, dans une semaine, nous n’avons rien, je me décharge sur le DCI. Je me ferai sonner les cloches mais tant pis. Vous ne pouvez pas rester éternellement à Washington.
Malko repensa à l’incident de la veille.
— Le FBI surveille-t-il Arlington lorsque William Nolan s’y rend ? demanda-t-il.
Franck Woodmill resta le cigare en l’air.
— Non, je ne pense pas, mais je peux vérifier. Pourquoi ?
— Il m’a semblé voir quelqu’un qui m’observait à la jumelle…
— Ce peut être un touriste, un curieux, ou un « bird-watcher », dit-il. Nous piétinons. Je pense que demain, comme tous les mercredis, Bill Nolan va se rendre à Arlington. Il faut encore le surveiller.
— Et votre « Baryum meal technique » ?
Le Directeur Adjoint des Opérations haussa les épaules.
— Rien de probant encore. Si nous avions les codes du KGB… Eh bien, regagnez le Jefferson. Pour le moment, il n’y a plus rien à faire.
Malko était en train de regarder les nouvelles sur CNN dans sa chambre du Jefferson lorsque le téléphone sonna.
— Bonsoir, fit la voix joyeuse de Jessica Hayes. Notre ami souhaiterait vous voir de toute urgence à l’endroit habituel. À bientôt.
Elle avait déjà raccroché.
Intrigué, Malko coupa la télé et enfila sa pelisse. Que voulait Franck Woodmill ? Il l’avait quitté deux heures plus tôt. Des rafales de vent glacial avaient vidé les rues de Washington et il tombait quelques flocons de neige. En cinq minutes il atteignit L Street. Franck Woodmill l’attendait, visiblement nerveux. Il se leva vivement, ses yeux brillaient d’une lueur que Malko n’y avait plus vu depuis longtemps.
— Je crois que vous avez touché le jackpot ! annonça-t-il.
— À propos de quoi ?
— Le télex de la Police Montée canadienne vient de tomber, concernant Harry Feldstein. Il s’appelle en réalité Rufus Sevchenko et il est arrivé d’Ukraine il y a quinze ans à Toronto. Naturalisé cinq ans après. LaPolice Montée avait émis un avis défavorable car on le suspectait d’être un faux réfugié.
Malko avait envie de crier de joie. Enfin, un indice matériel ! Le lien qui reliait le KGB à la CIA. Ce n’était pourtant pas encore grand-chose.
— Il peut s’agir d’une coïncidence, remarqua-t-il. Il y a des milliers de réfugiés d’Europe de l’Est et très peu de taupes…
— Bien sûr, reconnut le Directeur Adjoint des Opérations. Oh il n’y a rien contre lui, pas le plus petit fait. Mais il a exactement le profil des « clandestins » que le KGB introduit chez nous. Un passage par le Canada pour se blanchir. Ensuite, un passeport canadien. Nous ne contrôlons pratiquement pas ceux qui arrivent de là-bas. Il est marié à une femme de son pays, qui a suivi le même itinéraire, ils ont très peu d’amis, et sa profession le met en contact avec beaucoup de gens…
— Qu’allez-vous faire ?
— Dans des circonstances normales, je lui mettrais quarante types du FBI au cul. Là, je n’ai que vous et Mr Brabeck. Et je ne veux surtout pas l’alerter. Plus j’y pense, plus je suis persuadé que le cimetière sert de « boîte aux lettres » morte. Même si, le nez dessus, nous n’avons rien découvert. Demain, William Nolan va revenir à Arlington. Si Feldstein passe après, il faut le suivre, et ne plus le lâcher. Pour cela, nous aurons besoin de Jessica et de Milton Brabeck.
Arlington était superbe sous un glacial soleil d’hiver ; le coeur de Malko battait plus vite. Cette fois, c’était le dispositif de combat. Dans le lointain, le dôme du Capitole scintillait et l’eau grise du Potomac ressemblait à un lac. Le piège à taupe était en place.
Franck Woodmill attendait dans la « safe-house », relié sur Motorola codé à une voiture conduite par Milton Brabeck, dans le parking des visiteurs. Tout le matériel avait été fourni par la division D, sous de fausses références.
Jessica Hayes arpentait les allées d’Arlington, déguisée en jogger, walkman aux oreilles, des lunettes noires sur le nez. Avec l’ordre de se tenir à l’écart de Bill Nolan et de se concentrer sur le fleuriste, s’il apparaissait. Son walkman était en réalité un micro relié à un émetteur sur la fréquence des deux Motorola de Malko et Milton Brabeck.
Quant à Malko, il était en retrait sur les hauteurs du JFK Memorial, afin d’identifier une possible contre-mesure et de coordonner l’ensemble des opérations. Une voix sortit du Motorola attaché à sa ceinture.
— La cible arrivera dans quelques minutes, annonça le gorille.
Effectivement, l’Oldsmobile noire apparut quelques secondes plus tard. Le cycle se déroula exactement comme les autres fois. William Nolan monta à pied jusqu’à la tombe de son fils, arrangea quelques fleurs, demeura un moment en prières et redescendit vers ses gardes du corps. Seule variante : l’un d’eux l’avait accompagné, probablement en raison du nombre élevé de visiteurs. Il repartit comme il était venu. Il n’y avait plus qu’à s’armer de patience.
L’Econoline blanche apparut vers trois heures et demie, du côté du JFK Memorial. Son parcours parut infiniment long à Malko qui le surveillait aux jumelles. Le fourgon blanc commença à descendre vers Me Cullan Drive. Dix secondes plus tard, Jessica surgit dans son jogging argent sur Sheridan Drive, courant et marchant alternativement. L’Econoline arrivait à la hauteur de la tombe du fils de William Nolan. Harry Feldstein en descendit, en combinaison bleue, et se dirigea vers la pelouse où se trouvait la stèle.
Jessica approchait en courant de la tombe de John Nolan ; elle ralentit et se mit à marcher, et enfin, s’arrêta à côté du fourgon blanc. Observant Harry Feldstein en train de poser la couronne contre la stèle. Ce dernier se retourna et lui jeta un regard perçant, puis aussitôt, lui adressa un sourire commercial :
— May I help you, miss ?
Il revenait vers elle, une vieille couronne ramassée sur une tombe voisine dans la main gauche. Jessica lui rendit son sourire.
— Oh, je me demandais seulement si vous vous occupiez aussi des jardins pour les particuliers…
— Certainement ! fit le fleuriste, jovial. Et je préfère à ce boulot-là, c’est plus gai. Même si les clients ici ne se plaignent jamais.
Rire gras. Il venait de jeter la vieille couronne à l’arrière de l’Econoline.