— Shit !
Ils ressortirent, examinèrent toutes les issues, sans succès. Sonnèrent même par acquit de conscience.
— Je peux essayer d’ouvrir la grande porte, proposa Milton Brabeck.
— Non, dit Malko, étreint par l’angoisse, il faut prévenir Franck immédiatement.
— Vous croyez que…
— Je ne sais rien. Je vais prévenir Franck. Restez là !
Il repartit, la gorge nouée après un dernier regard à la maison obscure. Essayant de s’accrocher à toutes les hypothèses avant d’envisager le pire. Au coin de Foxhall il entra dans une cabine téléphonique, et il composa le numéro personnel de Franck Woodmill.
— Je peux passer vous voir ? demanda Malko, dès que le Directeur adjoint des Opérations eut décroché.
— Tout de suite ?
— Oui. C’est important.
— Venez.
Malko repartit, remontant la L Street qui traversait Georgetown d’est en ouest. La villa du Directeur adjoint des Opérations était une sorte de mini manoir Tudor, avec un affreux clocheton et une façade d’église. Il eut à peine le temps de poser le doigt sur le bouton de la sonnette que la porte s’ouvrit. Franck Woodmill avait l’air plus soucieux que jamais.
— Que se passe-t-il ? Vous savez que je suis sur écoutes ?
— Oui, dit Malko, mais je suis très inquiet. Jessica n’est pas chez elle et sa voiture est là.
— Elle dîne probablement avec son père. C’est fréquent, assura Woodmill. Je vais vérifier.
Ils passèrent dans son bureau et il décrocha le téléphone. L’Amiral répondit immédiatement. Il était en train de dîner et n’avait pas vu sa fille… Franck Woodmill raccrocha, puis échangea un regard avec Malko. Le sang s’était retiré de son visage.
— Venez, fit-il, nous allons demander l’aide de la police de Georgetown. Ils me connaissent bien. My God, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé.
La voiture de patrouille du 13e Precinct s’arrêta en travers du sentier desservant l’arrière de la maison de Jessica Hayes, son gyrophare illuminant par intermittence le bois de sinistres lueurs bleues. Milton rejoignit Malko et Franck Woodmill pendant que le serrurier requis par les policiers montait le perron.
— Toujours rien, dit-il. Je suis monté sur le tas de bois et j’ai pu voir l’intérieur du living. Il n’y a personne.
Le serrurier mit vingt secondes à ouvrir le verrou de sûreté de la porte d’entrée.
Un des deux policiers, revolver au poing, pénétra alors dans le hall du bungalow, éclairant les lieux avec une puissante torche électrique. Il s’arrêta net.
— My God !
Malko, qui connaissait l’emplacement de l’interrupteur électrique, alluma le lustre du hall. Le sang se retira de son visage et il demeura figé d’horreur.
Jessica Hayes gisait sur le dos, les bras en croix, au milieu du hall. Sa main droite tenait encore un trousseau de clefs. Elle avait reçu une balle en plein visage, sous l’oeil gauche et plusieurs dans la poitrine car une large flaque de sang s’élargissait sous elle. Ses yeux grands ouverts fixaient le plafond. Elle était encore vêtue de sa tenue de jogging, dont les poches avaient été retournées.
Priscilla, sa petite fille, avait été rattrapée par la mort deux mètres plus loin, à l’entrée de la cuisine. Une seule balle dans la nuque, qui avait maculé de rouge ses cheveux blonds.
Chapitre XIX
L’atmosphère du petit living-room était empuantie par le cigare sur lequel Franck Woodmill tirait nerveusement. Malko avait encore gravé au fond de ses prunelles le spectacle horrible découvert dans Foxhall Drive. Les deux hommes n’osaient pas se regarder en face. Se demandant lequel était le plus responsable. Malko but une gorgée de café très sucré pour effacer le goût amer de cette journée noire.
— Nous avons été très imprudents, dit-il. Lorsque ses intérêts sont menacés, le KGB réagit toujours férocement.
Le Directeur adjoint des Opérations écrasa le mégot de son cigare, l’air absent, les yeux rouges d’avoir trop fumé.
— C’est vrai, dit-il de sa voix cassée. Nous avons eu tort tous les deux. Et elles sont mortes. Je dois prévenir l’Amiral.
Priscilla, une petite fille de cinq ans… Et Jessica Hayes, si saine, si sensuelle, si heureuse de vivre. Malko observa Franck, tandis qu’il appelait le père de Jessica. Grâce au haut-parleur du téléphone, il l’entendit lui annoncer l’atroce nouvelle.
Le vieil homme ne protesta pas, ne jura pas, ne pleura pas. Demeurant muet. Un silence plein de dignité.
— C’est la volonté de Dieu, finit-il par dire. Vous n’y êtes pour rien, Franck. C’est moi qui lui avais conseillé de toujours faire son devoir et de servir son pays. Mais je vous en prie, essayez de trouver qui a fait cela. Je dormirai mieux.
Franck Woodmill refoulait ses larmes.
— Amiral. Nous savons à peu près qui est le meurtrier. Nous n’aurons peut-être jamais aucune preuve. Mais je vous jure que je l’abattrai de ma main, même si c’est la dernière chose que je dois faire de ma vie.
— Merci, fit le père de Jessica Hayes. Maintenant, je vais prier pour ma pauvre petite fille.
Il raccrocha. Malko et Franck restèrent silencieux un long moment. Peu à peu leur émotion était chassée par une rage froide qui tournait à vide. Toute la police de Georgetown était mobilisée pour retouver un assassin inconnu et ceux qui savaient ne pouvaient pas l’aider… Malko posa son verre.
— Pourquoi l’a-t-on tuée ? demanda-t-il. Je l’observais dans les jumelles, je n’ai rien vu d’anormal. Et c’était la première fois qu’elle venait au cimetière. Or, le meurtrier cherchait quelque chose. Il a retourné ses poches. Mais quoi ? Est-ce que c’est Feinstein ? Ou un autre agent du KGB ?
— Feinstein, à mon avis, dit Franck. Pour une raison que nous ignorons encore, il s’est senti en danger et a réagi tout de suite.
— C’est bizarre, remarqua Malko. Jessica savait qui était Feinstein. Si elle avait pensé courir un risque, elle ne lui aurait pas donné son adresse. Elle a été chercher sa fille et est rentrée chez elle, puis a ouvert à son assassin qui l’a abattue tout de suite. Ainsi que Priscilla, pour ne pas laisser de témoin. Or, Jessica était prudente. Il y avait un judas dans sa porte. Elle n’aurait pas ouvert à un inconnu sans prendre des précautions. Nous lui avions donné une arme, après tout. C’est donc Feinstein. S’il a débarqué chez elle, Jessica n’a pas pu être surprise de sa visite.
— L’immonde salaud… murmura Franck Woodmill.
Le silence retomba. Malko se creusait la tête pour comprendre la raison de ce meurtre. Il avait suivi dans ses jumelles la rencontre avec l’homme du KGB, et entendu leur conversation. Rien ne l’avait alerté.
Et pourtant, il fallait que le clandestin du KGB ait décidé d’agir immédiatement pour que le meurtre se soit produit moins d’une heure plus tard. Il se sentait donc en danger immédiat. Pourquoi ?
Franck Woodmill, lui aussi, suivait la même trajectoire de pensée.
— Ce Feinstein – si c’est lui – n’a pas eu le temps matériel de rendre compte à sa Centrale. Je connais les Popovs : ils sont encore plus bureaucratiques que nous. Un « clandestin » comme Feinstein ne fout pas en l’air des années de travail sans un motif sérieux.
» Il a tué pour garantir sa sécurité. Puisque vous avez entendu leur conversation, c’est donc quelque chose que Jessica a vu et que nous aurions peut-être appris en l’interrogeant. Quelque chose qui le reliait à la taupe. De façon incontestable.