— Et si Feinstein l’avait reconnue comme quelqu’un de la CIA ? suggéra Malko.
Franck Woodmill secoua la tête.
— Non. Dans ce cas, il savait qu’elle n’était pas seule et qu’en l’abattant il attirait l’attention sur lui. Il y a autre chose.
Le silence retomba, rompu un peu plus tard par Malko.
— Et maintenant ? Que faisons-nous ?
Le Directeur adjoint des Opérations eut une moue désabusée.
— Je crains que notre traque ne s’arrête là. Ils vont tous rentrer sous terre. Feinstein s’est certainement débarrassé de l’arme du crime. Il n’a pas laissé d’indices. Il niera. Au mieux, nous pourrons l’expulser, mais il ne parlera jamais. Et la Taupe va rentrer dans son tunnel. Peut-être définitivement. Un jour Nolan sera victime d’un accident de voiture et les Soviétiques pourront définitivement clore le dossier. Ils procèdent ainsi avec les agents dont ils n’ont plus besoin ou qui sont grillés.
Malko avait un goût amer dans la bouche. Tout ce travail, cette chasse, ces morts pour en arriver à cet enlisement ! Franck Woodmill hocha tristement la tête, et regarda sa montre.
— Je vais vous quitter. Le meurtre de Jessica va révolutionner la Maison.
— Qu’allez-vous faire ?
— Je suis obligé de dire au DCI qu’elle travaillait pour moi. Si jamais on le découvrait, tout sauterait.
— Vous allez lui parler de William Nolan ?
L’Américain hésita avant de répondre.
— Dans un premier temps, non. Je dirai seulement qu’elle surveillait Feinstein, soupçonné d’être un clandestin soviétique.
— Il va vous demander pourquoi vous ne l’avez pas signalé au FBI…
— Oh, ça peut s’arranger, nous faisons aussi des petits trucs nous-mêmes. Mais je ne sais pas si je pourrai tenir cette ligne de défense longtemps.
Malko se leva. Il se moquait de ces complications bureaucratiques. Jessica et sa fille étaient mortes. Il fallait les venger et achever sa mission.
— En pratique ? demanda-t-il. Que faisons-nous ? On ne surveille plus Feinstein ?
— Si, fit l’Américain. Tant que le FBI n’est pas sur le coup. La police locale ne va pas remonter jusqu’à lui. Et le temps que je donne mes informations au FBI… Milton Brabeck est devant chez lui en ce moment.
— Très bien, dit Malko.
— Rendez-vous ici, demain à la même heure, dit le Directeur adjoint des Opérations. Je vais faire cracher aux ordinateurs tout ce qu’ils savent sur Harry Feinstein. Cela nous mettra peut-être sur une piste. Il a sûrement un moyen de communiquer avec sa Centrale, en dehors de la radio. Il faut le trouver. C’est notre dernière chance. L'attentat dont vous avez été l’objet a été soigneusement préparé, parce qu’ils avaient découvert que leur Taupe était sous surveillance. Ils ont voulu faire le ménage avant de la mettre en sommeil.
William Nolan descendit de son Oldsmobile noire, entouré de trois gardes du corps et franchit d’un pas rapide les quelques mètres qui le séparaient du perron du bungalow de Jessica Hayes. Le DCI étant absent de Washington et le directeur de la Première Division injoignable, c’est lui qui était de corvée… Des dizaines de policiers en uniforme fouillaient le bois derrière la maison, à la recherche d’un indice. Toute la zone avait été isolée. D’autres traquaient les empreintes digitales, partout dans la maison. Le sentier était encombré de véhicules de police, gyrophare tournant lentement. Une ambulance stationnait devant la maison, attendant d’emporter les corps.
William Nolan cligna des yeux en entrant dans le petit hall, violemment éclairé par des projecteurs de la police. La lumière crue était concentrée sur les deux corps allongés sur le plancher. Un médecin légiste procédait aux premières constatations… Un lieutenant de police s’approcha du Directeur adjoint de la CIA et lui serra la main, le visage grave.
— Nous sommes désolés, Monsieur Nolan, fit-il, c’est un horrible forfait.
William Nolan regarda les yeux ouverts et sans vie de Jessica Hayes. Les siens le picotaient. Il revivait de très mauvais souvenirs. Ses poings se serrèrent au fond de ses poches.
— Que s’est-il passé ?
— Nous l’ignorons encore, fit le policier. D’après les premières constatations, il semble qu’une seule personne ait agi. Chacune des victimes a reçu plusieurs balles. La petite fille, une dans la nuque. On voulait tuer ; à première vue rien n’a été volé et le sac de la jeune femme est là, ouvert, avec près de deux cents dollars. Pourtant ses poches ont été fouillées. C’est bizarre.
— Cela ressemble à une exécution, remarqua le Directeur adjoint de la CIA.
— Exact, sir, confirma le policier. Mais pour l’instant, nous n’avons aucune piste.
— Rien du tout ?
Le policier hésita.
— C’est-à-dire que nous avons été alertés par quelqu’un de chez vous. Mr Franck Woodmill.
Franck Woodmill…
William Nolan demeura impassible tandis que le policier expliquait comment ils étaient arrivés là.
— Bien, dit-il. Tenez-nous au courant de l’enquête. De mon côté, je vais voir si nous pouvons vous aider.
Il fit demi-tour, après un dernier regard aux cheveux blonds tachés de sang de la petite Priscilla. S’efforçant de marcher droit. Il revoyait les photos du visage déchiqueté de son fils, vingt ans plus tôt. Elles étaient toujours cachées dans son secrétaire et il les regardait parfois en pensant à la mort. À peine dans l’Oldsmobile, il décrocha son téléphone et appela le 3435600, l’officier de permanence de la CIA.
— Dites à Mr Woodmill que je l’attends dans mon bureau dans une demi-heure, dit-il.
William Nolan faisait tourner pensivement un verre de citronnade chaude entre ses doigts. Au septième étage de la CIA, seules les fenêtres de son bureau étaient éclairées, donnant sur un bloc noir : le bois qui entourait l’Agence.
Le George Washington freeway était trop loin pour qu’on voie les voitures. En face de lui, Franck Woodmill arborait un visage de pierre, contenant les battements de son coeur. Réprimant aussi une folle envie de sauter à la gorge de son supérieur et de lui serrer le cou jusqu'à ce qu’il avoue être la Taupe. Et par moments, il se demandait si tout cela n’était pas une gigantesque manip des Soviétiques. Si l’homme en face de lui n’était pas totalement innocent. C’était fou.
Il y avait de vraies larmes dans les yeux de William Nolan. Sa voix s’était brisée lorsqu’il avait appelé l’Amiral, père de Jessica. Il semblait sincèrement remué par une colère froide.
— Je veux que vous me fassiez un rapport complet sur votre opération concernant cet Harry Feinstein, dit-il d’une voix peu cordiale. Vous auriez dû me tenir au courant. Vous avez commis une faute grave.
— Oui, Sir, admit le Directeur adjoint des Opérations.
L’autre le tenait sur le grill depuis deux heures et il mourait de faim. Cette convocation avait envoyé des flots d’adénaline dans ses artères et il avait cru aux hypothèses les plus folles. Même à une confession spontanée de la Taupe. Mais le Directeur adjoint de la CIA s’était cantonné dans son rôle, lui posant mille questions sur les liens de Jessica Hayes et de la Direction des Opérations. Franck Woodmill n’avait pu nier. Se retranchant derrière la mollesse et le manque de personnel du FBI pour expliquer son initiative. Et l’absence très probable de danger.
Mais il avait dû lâcher le nom de Harry Feinstein… William Nolan avait soigneusement noté toutes ces informations.