— Dès demain, demanda-t-il, mettez-vous en contact avec le FBI. Je veux tout savoir sur ce Feinstein.
De nouveau, l’opinion de Franck Woodmill vacillait. William Nolan ignorait-il vraiment qui était Feinstein et le rôle qu’il jouait dans sa trahison ? Ou était-il un prodigieux comédien, sûr de son impunité, grâce au cloisonnement ? Le Directeur adjoint de la CIA s’arracha à son fauteuil orange et adressa un sourire froid à son vis-à-vis.
— Allez vous reposer.
Il le raccompagna jusqu’à l’ascenseur dans le couloir désert. Avant de le quitter, il lui serra longuement la main, les yeux dans les yeux et dit d’une voix grave :
— Ce crime doit être absolument puni.
Il n’y avait pas le moindre frémissement d’hésitation dans sa voix. De nouveau Franck Woodmill douta.
Le soleil brillait sur Washington. Malko avait étalé sur son lit le Washington Post et le Washington Times qui faisaient tous les deux leur « Une » avec le meurtre de Jessica Hayes. Toujours aucun indice. L’appartenance à la CIA de la jeune analyste avait été révélée et les deux journaux émettaient l’hypothèse d’un règlement de comptes entre services secrets. Dans un encadré, l’amiral Hayes affirmait que sa fille n’avait jamais travaillé qu’avec des ordinateurs…
Malko referma le journal, la gorge nouée et la tête lourde. Il allait relayer Milton Brabeck sur les traces de Feinstein. Depuis l’aube, le gorille planquait. Il avait appelé Malko : jusque-là, le marchand de fleurs n’avait pas bougé de Wisconsin Avenue. Il ne se faisait guère d’illusion. Si Feinstein était un clandestin du KGB ou du GRU, il n’allait commettre aucune faute et on pourrait le suivre jusqu’au jugement dernier sans rien découvrir.
Le seul espoir venait du fait qu’il avait quelque chose à transmettre à sa Centrale. Si William Nolan s’était rendu au cimetière mercredi, il avait sûrement cherché à transmettre le faux mémo sur « Starwar » communiqué par Franck Woodmill. Tout semblait indiquer que la transmission s’était faite de Nolan à Feinstein sous le nez de Malko, mais maintenant Feinstein devait aussi le donner à sa Centrale. Mais comme ils ignoraient son moyen de transmission, ils n’étaient guère avancés…
Tout à coup, un flash lui revint. Une chose qu’il avait observé dans ses jumelles, mais à laquelle il n’avait pas prêté attention sur le moment. Mais qui, rapprochée d’une autre constatation, prenait toute sa valeur. Le troisième élément, c’était Jessica Hayes qui le lui avait fourni.
Au moment où il allait prendre le téléphone, ce dernier sonna : une secrétaire lui passa Franck Woodmill. Donc, ce dernier n’appelait pas de la « safe-house ». Le Directeur adjoint des Opérations entra directement dans le vif du sujet. Il semblait animé d’une sombre satisfaction.
— Depuis l’aube, je travaille sur notre sujet, annonça-t-il. Je viens peut-être de découvrir quelque chose. Pouvez-vous venir me retrouver à l’intelligence Building, dans F Street. Bureau C 8765 ?
— J’arrive, dit Malko. Je crois que je sais pourquoi Harry Feinstein a tué Jessica.
Chapitre XX
Franck Woodmill attendait Malko dans le hall de l’Intelligence Building et sauta sur lui dès qu’il eut franchi la porte à tambour.
— Qu’est-ce que vous m’avez dit à propos de Harry Feinstein ?
— Je me suis souvenu de ce que j’avais observé dans les jumelles, expliqua Malko. La tenue de jogging de Jessica avait été fouillée, n’est-ce pas ?
— Oui. Et alors ?
— Lorsque Jessica a donné son adresse à Feinstein, celui-ci lui a prêté un stylo et a oublié de le reprendre. Elle l’a mis dans sa poche.
— Et c’est pour cela qu’il l’aurait tuée ? Pour le récupérer ? Pourquoi ?
Franck Woodmill semblait sincèrement abasourdi. Et Malko le comprenait, il lui avait fallu un sacré travail mental pour parvenir à sa conclusion…
— Partons du point de départ, dit-il. Nous sommes persuadés tous les deux que, mercredi, William Nolan a transmis une information à Harry Feinstein, OK ?
— OK.
— Bien, éliminons la magie. J’ai observé Feinstein dans mes jumelles et j’ai écouté sa conversation avec Jessica. Aucun indice. J’ai vu, par contre, Feinstein tendre un stylo pris parmi plusieurs autres dans la poche de sa salopette, pour qu’elle écrive son adresse. Or, au moment où elle allait le lui rendre, il a été appelé et elle l’a gardé. Quand nous avons trouvé le corps de Jessica, les poches de la tenue de jogging avaient été fouillées. L'assassin cherchait quelque chose.
— Ce stylo ?
— Si c’est Harry Feinstein, c’est plus que probable.
Franck Woodmill fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Supposons, dit Malko que William Nolan dissimule les informations qu’il transmet au KGB dans le corps d’un stylo. Ce qui est parfaitement possible. Qu’à chacune de ses visites, il le laisse sur place. Ensuite, Harry Feinstein n’avait plus qu’à le récupérer…
— Mais vous avez inspecté la tombe tout de suite après son passage, la première fois et vous n’avez rien vu…
— C’est exact, reconnut Malko, mais j’avais remarqué que Nolan s’était baissé à un certain moment. Il a très bien pu enfoncer le stylo verticalement dans l’herbe. Le sol est meuble. Et il est très possible que je ne l’ai pas remarqué.
— Dans ce cas, avança Woodmill, Feinstein aurait récupéré le stylo et l’aurait donné par mégarde, à la place d’un autre, à Jessica. C’est surprenant.
— Les meilleurs professionnels font des bourdes, remarqua Malko. Et c’est la seule explication de ce meurtre brutal qui n’a pas de lien direct avec l’attaque dont Milton et moi avons été victimes. Cela, c’était, à mon avis, pour signifier à Nolan qu’il était grillé. Harry Feinstein a agi, lui, sans ordre, précipitamment, pour réparer sa méprise. Il fallait à tout prix qu’il récupère son stylo.
Franck Woodmill réfléchissait. Il secoua la tête.
— Mais tous les stylos de Bill Nolan sont marqués à ses initiales. Vous vous rendez compte du risque ?
— Pas du tout, contra Malko. Imaginez que, par suite de circonstances imprévues, on en ait découvert un près de la tombe de son fils : les gardiens du cimetière le lui auraient rapporté. Quant à Jessica, elle n’a même pas dû réaliser. J’ai lu dans le mémo que Nolan utilisait des stylos japonais d’un modèle très banal.
Franck Woodmill ne semblait pas entièrement convaincu.
— Vous avez peut-être raison, admit-il, mais, tant que nous n’aurons pas retrouvé ce stylo… Si nous le retrouvons, cela reste seulement une hypothèse.
— Vous m’avez dit avoir avancé sur Feinstein ?
— Certainement, fît le Directeur adjoint des Opérations. Venez, je vais vous présenter à celui qui m’a aidé.
Ils prirent l’ascenseur jusqu’au sixième et Franck poussa la porte vitrée d’un bureau où se trouvait un géant aux traits burinés, avec des yeux très bleus et le teint brique, les cheveux ultra courts, en chemise, un étui de revolver dans le dos.
— Malko, voici le capitaine Bill Livingstone. Un des responsables de l’OfFice of Foreign Missions, la branche du FBI chargée de surveiller les diplomates étrangers suspects de recruter des espions parmi nos gens…
Bill Livingstone transforma les doigts de Malko en pulpe avec un bon sourire. Il semblait sorti d’un film de propagande du FBI…
— Je suis un « mole-hunter[30] » expliqua-t-il. Nous avons souvent travaillé ensemble avec Franck…