Les deux hommes se trouvaient dans un bureau séparé par une vitre d’une immense pièce où s’alignaient des consoles d’ordinateurs sur lesquelles étaient penchés de studieux agents du FBI. Jour et nuit, la machine fonctionnait. Tous les diplomates en poste à Washington étaient dans sa mémoire. F Street était le second centre nerveux du Renseignement, à quelques dizaines de mètres de la Maison Blanche.
— Bill a trouvé quelque chose sur Harry Feinstein, expliqua Franck Woodmill.
L’agent du FBI eut un sourire prudent.
— Attendons… C’est seulement une hypothèse.
Ils s’approchèrent de l’écran d’un ordinateur sur lequel un carré vert clignotait en face d’un nom : Oleg Kusanov. Malko lut les indications affichées sur l’écran. Appartenance au KGB, sous couverture de Second secrétaire à l’ambassade d’URSS, plus des tas de détails sur ses habitudes, son logement, ses goûts, les gens qu’il fréquentait, ses précédents séjours à l’étranger. Un des officiers du KGB comme il y en avait des milliers…
La dernière ligne indiquait : Banque Citicorp. Agence BN de Calvert Street. Georgetown.
Malko interrogea du regard le Directeur Adjoint des Opérations.
— C’est la même banque qu’Harry Feinstein, annonça l’Américain. Évidemment, cette agence de la Citicorp a quelques centaines de clients, corrigea aussitôt le « chasseur de taupes », mais nous ne pouvons négliger cette coïncidence.
— Il y a eu des mouvements de fonds suspects, sur l’un ou l’autre compte ? demanda Malko.
— Rien, fit Franck Woodmill, mais ce n’est pas le problème. C’est peut-être une façon de se rencontrer… Donc, si nous avons raison, de transmettre des informations.
— Il va falloir une longue surveillance pour les prendre sur le fait, objecta Malko.
Bill Livingstone sourit joyeusement.
— Non, le camarade Kusanov a des habitudes régulières. Il se rend à la banque tous les jeudis, comme aujourd’hui vers l’heure du déjeuner, pour y prendre de l’argent liquide. Bien entendu, au début, nous l’avons suivi, sans rien découvrir de suspect. Et nous n’avons pas assez d’hommes pour les surveiller tous en permanence.
— Par contre, coupa Franck Woodmill, aujourd’hui Bill est d’accord pour mettre le paquet… Nous avons encore deux bonnes heures.
— Nous allons nous mettre en place bien avant, proposa Bill Livingstone.
De la fenêtre du troisième étage de l’University Club, Sakharov Plaza, on plongeait directement dans le jardin en friche de la petite ambassade soviétique. Un hôtel particulier vieux et petit situé en bordure de Connecticut Avenue, tout noir, au toit hérissé d’antennes de toutes les formes, comme des sculptures surréalistes… Des caméras automatiques balayaient sans cesse le minuscule jardinet.
Le FBI louait à l’année deux pièces à l’University Club, ainsi que dans l’immeuble moderne en face de l’entrée principale de l’ambassade dont l’arrière était pratiquement collée au building du Washington Post. Ce qui faisait dire à certains « faucons » de Washington que la tendance « gauchiste » du Post n’était pas entièrement due au hasard, mais à une sorte de malsaine osmose. Trois agents du FBI s’affairaient dans la pièce surchauffée autour d’une batterie de caméras, de magnétophones, de micros et d’appareils de détection, tous plus perfectionnés les uns que les autres. Dans la pièce voisine, un technicien, des écouteurs aux oreilles, captait les communications téléphoniques. Bill Livingstone regarda sa montre.
— Il ne devrait pas tarder à sortir, il est très ponctuel. Il prend la porte latérale.
Quatre voitures « CD » étaient garées dans une sente, le long de l’ambassade. Devant, sur Connecticut, une voiture bleue et blanche du « service secret » veillait. Le silence retomba. Cinq minutes plus tard, une petite porte s’ouvrit sur un homme athlétique, aux cheveux très noirs, un cigare entre les dents, le visage avenant, un attaché-case noir à la main. Il ressemblait à un méridional ou même à un Arabe.
— Voilà Kusanov, annonça Bill Livingstone. Il est de Bakou, dans le Causase. Un bon vivant.
L’officier du KGB monta dans sa Ford beige et s’engagea avec précaution dans Connecticut. Bill Livingstone se tourna vers Franck Woodmill.
— On y va. Une voiture nous attend. Il ne conduit jamais vite et je me suis arrangé. Un policier va l’arrêter au prochain carrefour, pour un contrôle du véhicule…
L’agence de Calvert Street de la Citicorp n’avait qu’un étage, au coin de Wisconsin, avec un parking derrière, auquel on accédait en contournant le bâtiment. Une paisible petite agence de quartier. Le fourgon de AT & T dans lequel se trouvaient Malko, Bill Livingstone et Franck Woodmill pénétra dans le parking et se gara au fond. À travers de multiples ouvertures camouflées un peu partout, on pouvait observer sous tous les angles.
— J’ai des hommes partout, annonça le « chasseur de taupes ». Sur Calvert Street, à l’intérieur de la banque, ici et même dans un immeuble voisin. Un de nos hommes a pris la place d’un caissier.
Pourvu que cela serve à quelque chose ! pensa Malko.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps. La Ford beige du Soviétique entra dans le parking et se gara à deux voitures d’eux. Oleg Kusanov pénétra dans la banque en balançant joyeusement son attaché-case. Apparemment, sans le moindre souci.
La tension remonta. Une voix assourdie grésilla dans un des haut-parleurs :
— Il fait la queue, il ne parle à personne.
Nouveau silence. Des voitures entraient et sortaient du parking. Tout à coup, Franck Woodmill poussa un rugissement étouffé.
— God damned !
Une Econoline blanche venait de pénétrer dans le parking. Elle passa devant eux et se gara contre le mur, assez loin de la voiture du diplomate soviétique. Tous retenaient leur souffle. La porte du véhicule coulissa et un homme sauta à terre.
C’était Harry Feinstein, en salopette blanche, une vieille serviette de cuir à la main. Le ronron d’une caméra se déclencha. Il était filmé. On aurait entendu voler une toute petite mouche… Le marchand de fleurs se dirigea vers l’entrée de la banque et au moment d’y entrer, se retourna, balayant du regard le parking vide. Brusquement, au lieu de pousser la porte, il fit un pas de côté, s’approchant de la Ford du diplomate soviétique. Cela dura quelques secondes. Il se baissa soudain à l’arrière de la voiture, comme s’il regardait quelque chose à terre, le bras gauche pendant, puis se redressa et s’éloigna.
— Sainte Mère de Dieu ! murmura Bill, il a glissé quelque chose dans le tuyau d’échappement.
Le fleuriste avait disparu à l’intérieur de la banque. Au même moment, le haut-parleur annonça :
— Le second sujet vient d’entrer.
Bill Livingstone se pencha vers son micro.
— Que fait le premier sujet ?
— Il est en train de compter ses billets.
Le chef de l’OFM se tourna vers un des agents du FBI affublé d’une combinaison AT & T.
— Allez inspecter le pot d’échappement. Vite.
— Je retire l’objet ?
— Oui.
L’agent fit coulisser la porte et sauta à terre, se dirigeant vers la voiture du diplomate. Tous retenaient leur souffle. Il se penchait vers le tuyau d’échappement quand la voix venant de l’intérieur de la banque lança :
— Sujet numéro un se dirige vers la sortie.
— Tom, dégagez, cria presque Bill Livingstone dans son micro.
Tom se redressa brutalement, quelque chose dans la main, et revint vers eux. Il était en train de remonter dans le fourgon d’AT & T, lorsque Oleg Kusanov sortit de la banque ; toujours aussi jovial. Il rouvrit sa voiture, jeta son attaché-case à l’intérieur et, sans se presser, fit le tour de son véhicule donnant de petits coups de pied dans les pneus. Pour, finalement, s’accroupir devant l’arriére. Les occupants du fourgon devinèrent sa main qui plongeait dans le tuyau d’échappement.