En le voyant, Harry Feinstein leva le bras droit. Un flot de haine balaya les derniers scrupules de Milton. Il entendit bien dans le lointain la voix de Franck Woodmill qui hurlait « Don't shoot him ! Don’t shoot him ! ». Il avait déjà appuyé sur la détente du Sig.
Visant d’abord les genoux. Les jambes écartées, les bras tendus comme au stand, le corps légèrement penché en avant.
Le gros automatique se mit à tressauter dans ses mains. Il attendait une fraction de seconde entre chaque coup, afin de recentrer la mire sur sa cible. D’abord, les jambes, puis les cuisses, puis le ventre, la poitrine et enfin la tête.
Harry Feinstein semblait s’affaisser comme une poupée gonflable crevée. Il lâcha son pistolet, tournoya sur lui-même, le corps secoué par les impacts, hurlant comme un fou. La dernière balle, en pleine tête, le fit taire. La culasse du Sig claqua à vide dans un silence retrouvé. Milton Brabeck abaissa le bras, dégrisé et remit un chargeur neuf dans l’arme d’un geste machinal. Puis il s’avança d’un pas d’automate vers la silhouette recroquevillée sur le macadam. Il n’accéléra qu’en entendant le hurlement de Franck Woodmill penché sur la portière ouverte de la voiture blanche.
— Bill !
William Nolan, inerte, était tassé contre la portière droite de la voiture, serrant encore son Herstall dans ses doigts crispés. Un flot de sang coulait de sa nuque et il était agité d’une sorte de tremblement qui secouait tout le côté droit de son corps.
— My God ! s’exclama Milton Brabeck. Il est mort ?
Franck Woodmill tourna vers lui un visage gris.
— Non, il respire encore. Il faut le sortir de là.
À eux trois, ils entreprirent de l’extraire de la voiture avec précaution quand un gyrophare apparut : une voiture de police qui stoppa à côté d’eux. Un policier en chapeau feutre en sortit, arme au poing. Franck Woodmill agita sa carte de la CIA et courut vers lui.
— Offïcer ! Aidez-nous.
En quelques mots, il lui expliqua ce qui se passait. De la radio, il appela la fréquence secrète de la CIA, obtint la permanence.
— Bill Nolan vient d’être grièvement blessé, annonça-t-il. À côté d’ici. Préparez la salle d’op. Nous arrivons.
Au rez-de-chaussée de la CIA se trouvait un service médical complet avec toujours un médecin de permanence… Il l’eut en ligne, décrivit les blessures du Directeur adjoint tandis qu’on installait ce dernier dans la voiture de police. L’interne lui dit :
— Sir, il s’agit d’une intervention lourde, nous ne sommes pas équipés. Je vais le faire transporter en hélicoptère.
Franck Woodmill montait déjà dans la voiture de police où Milton maintenait sa veste contre la nuque broyée de William Nolan. Malko avait pris place à l’avant. Ils débouchèrent sur le parkway, et trois minutes plus tard arrivaient devant la grille de la CIA. Un hélicoptère attendait et une équipe de blouses blanches se précipita, installant William Nolan sur une civière, l’examinant sommairement, le plaçant sous perfusion à la lueur des projecteurs.
— Le Georgetown Hospital est prévenu, annonça le médecin. Ils l’attendent. Bonne chance.
La civière était déjà dans l’hélico plein d’infirmiers et de gardes du corps. Franck Woodmill se tourna vers le médecin.
— Il a une chance ?
L’autre eut une moue dubitative.
— Il semble avoir deux balles dans la tête. Cela dépend des dégâts qu’elles ont faits.
William Nolan avait été admis à l’hôpital de Georgetown sous le nom de William Nunn. Grâce au scanner, on savait qu’une des balles s’était logé dans le côté gauche de son cerveau, la seconde dans les os de sa mâchoire. Il était déjà totalement paralysé du côté droit et dans l’impossibilité de parler.
Malko et Milton Brabeck se trouvaient dans une chambre attenante à la sienne, avec les gardes de la CIA envoyés par l’Office of Security. Un médecin de la CIA veillait également. Deux gardes armés surveillaient les entrées du couloir. Malko regarda sa montre. Deux heures du matin. Cela faisait cinq heures qu’on avait emmené le Directeur adjoint de la CIA en salle d’opération. Un brouhaha dans le couloir indiqua qu’on le ramenait. Malko aperçut brièvement le visage bandé de William Nolan avant qu’on l’installe dans sa chambre.
Franck Woodmill entraîna Malko et Milton.
— Allons prendre un café. Il n’y a plus rien à faire pour le moment.
Ils se retrouvèrent dans une cafétéria ripolinée, au rez-de-chaussée, au milieu des infirmières.
— L’opération a réussi ? demanda Malko.
— Ils disent que oui, fit tristement Franck, mais ils ne savent pas s’il pourra parler à nouveau.
» Quand il se réveillera, son cerveau fonctionnera, mais il ne pourra pas transformer ses pensées en mots…
— Et son état a des chances de s’améliorer ?
— Théoriquement.
Le silence retomba. Franck Woodmill soupira.
— Maintenant, il va falloir affronter le DCI. Tout lui raconter. Je vais écrire mon rapport cette nuit… Enfin ce que je sais.
— J’ai l’impression qu’il voulait abattre Feinstein, dit Malko. Était-ce pour couper tout lien avec le KGB ou pour une autre raison ? L’autre a été plus rapide.
Harry Feinstein criblé de balles et William Nolan muet, on risquait de ne jamais savoir la vérité. Pourquoi le Directeur adjoint de la CIA avait-il travaillé pour les Soviétiques ? Ils se posaient encore la question quand un garde de la CIA vint chuchoter quelques mots à l’oreille de Franck Woodmill. Ce dernier sursauta.
— Fawn McKenzie est en haut. Elle a été prévenue par je ne sais qui…
Fawn McKenzie avait les traits et les cheveux tirés, des talons plats, un jean et les yeux rouges de larmes.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. On n’a rien voulu me dire.
Malko, Franck et Milton se trouvaient dans la salle des gardes, désertée pour l’instant.
— Quelqu’un a tiré sur Bill, dit Franck. Il est grièvement blessé, atteint au cerveau.
Fawn McKenzie se mordit les lèvres.
— Mon Dieu ! Il va…
— Personne n’en sait rien, fit Franck. Vous l’avez vu ce soir, paraît-il. Que s’est-il passé ?
— Je l’ai déposé au coin de K Street, fit-elle, il devait me retrouver au Willard une heure plus tard. Il n’est jamais venu. J’ai attendu jusqu’à dix heures et je suis rentrée chez moi. On m’a téléphoné tout à l’heure.
— Vous saviez avec qui il avait rendez-vous ?
— Non ? Qui ?
— Un agent clandestin du KGB.
Elle fronça les sourcils.
— Mais le FBI n’était pas là ? Que s’est-il passé ?
Elle semblait parfaitement claire. Malko l’interrompit.
— Miss McKenzie, nous avons des raisons de croire que Bill trahissait au profit du KGB. Il s’agissait d’une rencontre secrète.
Les yeux de la jeune femme s’agrandirent, elle demeura muette quelques secondes, puis ses yeux se remplirent de larmes, elle secoua la tête.
— Non, non, ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai.
— Venez, dit Franck Woodmill, nous devons vous parler.
Il était six heures du matin et tous étaient épuisés. Franck Woodmill n’avait pas arrêté de prendre des notes. Fawn McKenzie titubait. Il la renvoya gentiment.
— Rentrez chez vous, prenez une douche, dormez deux heures et revenez à Langley. Nous aurons encore besoin de vous.
Dès qu'elle fut sortie, il résuma la situation.