Graendal but une gorgée d’un vin un rien trop acide mais de qualité. Trouver de vrais grands crus devenait de plus en plus difficile, car le contact du Grand Seigneur gâtait presque tout en ce monde. La nourriture, bien sûr, mais aussi des choses qui n’auraient en principe pas dû pouvoir pourrir.
Sans prendre son gobelet, Moridin renvoya le serviteur. Aussitôt, Graendal pensa à du poison. C’était presque toujours le cas, quand elle buvait le vin de quelqu’un d’autre. Mais pourquoi Moridin lui aurait-il fait ce coup-là ? Le Nae’blis n’avait pas besoin de ça. Alors que la plupart des Élus répugnaient encore à se montrer serviles envers lui, il leur imposait de plus en plus sa volonté, les renvoyant à leur position d’inférieurs. S’il l’avait voulu, aurait juré Graendal, il aurait pu l’exécuter de toutes les façons possibles, et le Grand Seigneur ne le lui aurait pas reproché. Alors, pourquoi ne pas siroter son vin et attendre la suite ?
— As-tu appris beaucoup de ce que tu as entendu, Graendal ?
— Autant qu’il était possible, oui…
— Je sais que tu es avide d’informations. Moghedien a depuis toujours la réputation d’être une araignée qui tire les ficelles de loin, mais tu es encore meilleure qu’elle à ce jeu. À force de tisser des toiles, elle finit par s’y engluer. Toi, tu es plus prudente. Si tu frappes uniquement quand le moment est propice, tu n’as pas peur des conflits. Le Grand Seigneur approuve tes initiatives.
— Cher Moridin, tu me flattes, fit Graendal avec un petit sourire espiègle.
— Ne joue pas avec moi, Graendal ! Ravale tes minauderies et ferme-la.
Graendal sursauta comme si on venait de la gifler, mais elle se tut.
— Si je t’ai laissée écouter les deux autres, c’était pour te récompenser. Le Nae’blis est choisi, mais sous le règne du Grand Seigneur, il y aura d’autres positions glorieuses à gagner. Certaines le seront plus que d’autres… Aujourd’hui, j’ai voulu te donner un avant-goût des privilèges dont tu jouiras. Ou pourrais jouir…
— Je vis pour servir le Grand Seigneur, et rien d’autre.
— Alors, saisis cette occasion de lui être utile. Al’Thor est en route pour l’Arad Doman. Il doit vivre sans être blessé jusqu’au jour où nous nous affronterons, mais il ne faut pas qu’il ramène la paix dans le monde. À coup sûr, il tentera de rétablir l’ordre. Par tous les moyens, tu dois l’en empêcher.
— Ce sera fait.
— Dans ce cas, retire-toi.
D’un geste de la main, le Nae’blis congédia Graendal.
Elle se leva, troublée, et se dirigea vers la porte.
— Graendal…, la rappela Moridin.
Non sans hésitation, l’Élue le regarda. Toujours appuyé au manteau de la cheminée, il lui tournait déjà le dos et semblait perdu dans la contemplation des pierres noires du mur. Bizarrement, dans cette pose, il ressemblait beaucoup à al’Thor – dont Graendal avait vu les innombrables portraits envoyés par ses espions.
— La fin est proche, Graendal. La Roue finit en grinçant sa dernière rotation, l’horloge a perdu son ressort et le serpent pousse son dernier soupir. Al’Thor doit connaître le chagrin, la frustration et l’angoisse. Inflige-lui tout ça, et tu seras récompensée.
Graendal acquiesça puis franchit le portail qui l’attendait depuis son arrivée. En route pour son fief, dans les collines de l’Arad Doman.
Pour conspirer.
La mère de Rodel Ituralde, qui reposait depuis trente ans au cœur des collines d’argile de son Arad Doman natal, avait un dicton favori : « Avant de s’améliorer, les choses doivent toujours commencer par aller plus mal. »
Ituralde l’avait entendu quand elle lui avait arraché une dent cariée – après avoir été cassée lors d’un combat à l’épée de bois contre les garçons du village. Même chose lorsqu’il avait perdu son premier amour à cause d’un nobliau qui portait un chapeau à plumes et dont les mains sans cals et l’épée d’apparat prouvaient qu’il n’avait jamais mis les pieds sur un champ de bataille.
Et il l’aurait encore entendu aujourd’hui, si sa mère avait été avec lui au sommet de la colline d’où il regardait les Seanchaniens avancer vers la ville nichée dans une vallée peu encaissée, en contrebas.
La main gauche protégeant l’extrémité de sa longue-vue, le général étudia Darluna, la cité apparemment menacée. Très discipliné, son hongre ne bronchait pas sous la lumière vespérale. S’il restait à l’abri des arbres, avec les soldats qui l’accompagnaient, les Seanchaniens devraient bénéficier de la Chance du Ténébreux pour le repérer, même s’ils utilisaient aussi des longues-vues.
Avant de s’améliorer, les choses commençaient par aller plus mal…
En détruisant tous leurs camps de ravitaillement, dans la plaine d’Almoth et au Tarabon, Ituralde avait donné de l’urticaire aux Seanchaniens. En conséquence, comment s’étonner de voir une grande armée – cent cinquante mille soldats au minimum – venir passer du baume sur les démangeaisons ? En un sens, c’était une manifestation de respect. Les envahisseurs ne le sous-estimaient pas. Au lieu de s’en réjouir, il le déplorait.
Déplaçant sa longue-vue, il se concentra sur un groupe de cavaliers, dans la colonne. Des cavalières, plutôt… Elles chevauchaient par duos, l’une portant du gris et l’autre du rouge et du bleu. À cette distance, même avec une longue-vue, impossible de distinguer les éclairs, sur la robe de la sul’dam. Même chose pour la chaîne qui la reliait à sa damane.
Cette armée comptait au moins cent « duos », et probablement plus. Et comme si ça ne suffisait pas, une des créatures volantes descendait en piqué pour permettre à son pilote de laisser tomber un message destiné au général. Avec les raken pour transporter leurs éclaireurs, les Seanchaniens disposaient d’un avantage jamais vu. En échange d’un seul de ces monstres, Ituralde aurait bien renoncé à dix mille soldats. Un autre chef, à sa place, aurait sans doute convoité les damane, capables de lancer des éclairs et de retourner les entrailles de la terre. Mais les batailles, comme les guerres, se gagnaient autant grâce aux renseignements qu’aux armes.
En plus de leurs éclaireurs, les Seanchaniens étaient mieux armés et mieux équipés. Mieux entraînés, aussi. Si fier qu’Ituralde soit de ses Domani, pas mal d’entre eux n’étaient pas assez formés pour se battre – ou bien trop vieux pour servir sous les étendards. Les années s’entassant sur lui comme des briques sur une palette, le général n’était pas loin de se ranger dans cette dernière catégorie. Pourtant, il n’envisageait pas de raccrocher. Enfant, il avait souvent un sentiment d’urgence, comme s’il craignait que toutes les grandes batailles soient terminées quand il aurait l’âge de se couvrir de gloire.
Aujourd’hui, il se languissait parfois de la stupidité de la jeunesse.
— Ils avancent vite, Rodel, dit Lidrin.
Une balafre sur la joue gauche, ce jeune officier arborait une moustache noire du plus bel effet.
— Cette ville, ils veulent à tout prix la conquérir.
Avant cette campagne, Lidrin n’avait aucune expérience du terrain. Aujourd’hui, c’était un vétéran. Même si Ituralde et ses hommes avaient remporté presque tous les engagements contre les Seanchaniens, Lidrin avait vu tomber trois de ses camarades officiers, dont le pauvre Jaalam Nishur. À ces occasions, il avait reçu une des plus amères leçons de la guerre : vaincre, ça n’impliquait pas nécessairement de survivre. Et suivre les ordres ne menait pas plus sûrement à la victoire qu’à la défaite.