Lidrin ne portait pas son uniforme réglementaire. Ituralde non plus, à l’instar de tous les hommes qui l’accompagnaient. Leurs tenues étant utiles ailleurs, ils devaient se contenter d’une veste usée et d’un pantalon marron – des frusques empruntées ou achetées aux indigènes.
Ituralde leva de nouveau sa longue-vue tout en songeant au commentaire de Lidrin. Oui, les Seanchaniens ne traînaient pas, avides de prendre Darluna au plus vite. Conscients de l’avantage que ça leur conférerait, ils confirmaient leurs très hautes compétences stratégiques. Face à un tel défi, le général retrouvait une forme d’excitation qu’il croyait avoir perdue depuis des années.
— Oui, ils foncent… Mais à leur place, que ferais-tu, Lidrin ? Deux cent mille ennemis derrière eux, cent cinquante mille devant… Avec la perspective de trouver une place forte, ne pousserais-tu pas tes hommes un peu trop ?
Lidrin ne répondit pas. Avec sa longue-vue, Ituralde observa les champs où des légions de paysans s’occupaient des semailles. Pour la région, Darluna était une grande ville. Mais ici, à l’ouest, aucune cité ne pouvait se mesurer aux mégalopoles de l’Est et du Sud, et tant pis pour ce que croyaient les habitants de Tanchico ou de Falme.
Cela dit, Darluna avait quand même un solide mur d’enceinte de quelque vingt bons pieds de haut. Des fortifications très banales, certes, mais efficaces et bâties autour d’une ville assez grande pour laisser bouche bée n’importe quel petit gars de la campagne. Dans sa jeunesse, Ituralde aurait été impressionné. Mais ça, c’était avant d’avoir combattu les Aiels à Tar Valon.
Quoi qu’il en soit, on ne pouvait pas trouver de meilleures défenses dans le secteur, et le général ennemi le savait sûrement. Il aurait pu choisir de se camper au sommet d’une colline – en étant encerclé, il aurait tiré le meilleur parti de ses damane. Cela dit, il n’aurait plus eu de voie de repli, sans compter d’énormes difficultés pour se ravitailler. Dans une cité, on trouvait de l’eau, et avec de la chance, les garde-manger n’étaient pas totalement vides, même au sortir de l’hiver. Sa garnison appelée ailleurs par la guerre, Darluna n’aurait aucune réelle possibilité de résister.
Ituralde baissa sa longue-vue. Pas besoin de l’instrument pour savoir ce qui se passait alors que l’avant-garde seanchanienne arrivait devant les portes de la ville, exigeant qu’on les ouvre. Les yeux clos, il attendit la suite.
Près de lui, Lidrin lâcha un soupir discret.
— Ils n’ont rien remarqué, dit-il. Toute la troupe va se masser devant le mur en attendant de pouvoir entrer.
— Donne l’ordre ! fit Ituralde en ouvrant les yeux.
Avoir des éclaireurs hors du commun comme les raken impliquait un problème classique. Lorsqu’on détenait un outil formidable, on avait tendance à se reposer dessus. Le genre de relâchement assez facile à exploiter…
Dans le lointain, les « paysans » qui s’affairaient dans les champs jetèrent leurs outils et récupérèrent les arcs cachés dans des petites tranchées.
Quand les portes s’ouvrirent, ce fut pour révéler les soldats cachés en ville. Des forces, selon les cavaliers des raken, censées être à quatre jours de cheval de là.
Ituralde leva de nouveau sa longue-vue. La bataille allait commencer.
Tandis qu’il escaladait le flanc abrupt d’une colline boisée, les doigts du Prophète creusaient de petites tranchées dans la terre meuble. Derrière lui, ses partisans progressaient péniblement.
Une poignée… Une misérable poignée ! Mais il renaîtrait de ses cendres. La gloire du Dragon Réincarné brillait sur lui, et partout où il irait, il trouverait des âmes résolues à le soutenir. Des êtres au cœur pur dont les mains étaient faites pour détruire les Ténèbres.
Oui, il ne fallait pas penser au passé, mais à l’avenir, quand le Seigneur Dragon régnerait sur le monde. Alors, tous les humains seraient ses sujets… et ceux du Prophète, qui le seconderait. Un avenir radieux, vraiment, où nul n’oserait le mépriser ni s’opposer à ses volontés. Des jours heureux où il n’aurait pas à subir l’humiliation de vivre près d’un camp où se tapissaient des Créatures des Ténèbres telles que ce maudit Aybara. Le futur brillait de mille feux. Oui, de mille feux !
Mais rester concentré sur ces lendemains qui chantaient se révélait ardu. Le monde, autour de lui, était un cloaque puant. Se détournant du Dragon, les gens se vendaient aux Ténèbres. Même parmi ses fidèles ! La seule explication d’un affreux fiasco. Lors de l’assaut de Malden, la cité tenue par des Aiels complices du Ténébreux, trop de ses partisans étaient tombés pour que ce soit normal.
Le Prophète avait pourtant le cœur gonflé de certitude. Le Dragon, aurait-il juré, protégerait ses gens et les guiderait jusqu’à une victoire éclatante. Alors serait venue l’heure de la récompense. De ses mains, il aurait tué Perrin Aybara. Les mains nouées autour de son cou de taureau, il aurait entendu craquer les os de ce chien, puis senti sa respiration s’arrêter.
Parvenu au sommet de la colline, il se redressa et se frotta les mains. Inspirant et expirant lourdement, il regarda autour de lui tandis que ses rares fidèles émergeaient des broussailles.
Au cœur d’un bosquet à l’épaisse frondaison, très peu de lumière parvenait à filtrer. La Lumière ! La radieuse Lumière !
La veille de l’attaque, le Dragon lui était apparu dans toute sa gloire. Une silhouette lumineuse vêtue d’une tunique scintillante. « Tue Perrin Aybara », lui avait-il ordonné. « Tue-le ! »
Pour satisfaire le Dragon, il avait eu recours à sa meilleure arme. Un ami très cher de Perrin…
Mais l’imbécile avait échoué !
Aram était mort, les hommes du Prophète l’avaient vu de leurs yeux. Une tragédie ! Était-ce pour ça que ses fidèles ne s’étaient pas multipliés ? Était-ce pour ça qu’il ne lui restait plus, sur des milliers de partisans, que quelques dizaines d’âmes ?
Non ! Non ! Des traîtres ! Voilà pourquoi il avait perdu. Tous des traîtres, secrètement liés au Ténébreux ! Aram ? Un maudit Suppôt ! Ce n’était pas un échec, mais du sabotage.
Couverts de plaies, sales, ensanglantés et épuisés, les premiers fidèles rejoignirent leur maître. Tous portaient d’humbles vêtements – presque des haillons –, qui ne leur conféraient aucune supériorité sur le commun des mortels. La tenue d’êtres simples touchés par la divinité.
Quand ils furent tous là, le Prophète les compta. Un peu moins d’une centaine… Si peu…
Cette fichue forêt était bien trop sombre, même en plein jour. Mais les arbres se serraient les uns contre les autres, et le ciel, visible à travers les trouées, se couvrait de plus en plus. Entre les troncs, les broussailles formaient un rideau si dense qu’il faisait penser à une barrière surnaturelle. Dès qu’il avançait, des épines écorchaient la peau du Prophète.
Entre le versant abrupt et cette jungle, personne ne suivrait les fugitifs. Alors qu’il s’était enfui du camp d’Aybara moins d’une heure plus tôt, le Prophète se sentait déjà en sécurité.
Avec ses hommes, il partirait pour le nord, où Aybara et ses Suppôts ne pourraient pas le trouver. Là-bas, il renaîtrait de ses cendres.
S’il était resté avec Yeux-Jaunes, c’était uniquement parce que ses fidèles avaient su tenir à distance les Suppôts des Ténèbres de ce chien.
Ses chers partisans… Des héros pleins de loyauté, du premier jusqu’au dernier. Massacrés par des Suppôts ! Le cœur brisé de les avoir perdus, il inclina la tête et récita une prière.
Par bonheur, les survivants le suivaient toujours ! Très éprouvés, certes, mais les yeux encore brillants de foi et d’espérance. Les faibles, ou ceux qui manquaient de conviction, avaient fui ou trouvé la mort. Ceux-là, les derniers des braves, étaient les meilleurs, les plus forts et les plus loyaux. Au nom du Dragon Réincarné, chacun d’eux avait tué plus d’un Suppôt des Ténèbres.