Grâce à eux, il renaîtrait de ses cendres. Mais d’abord, il devait échapper à Aybara. Pour l’affronter, il n’était plus de taille, provisoirement. Mais plus tard, il le tuerait.
Les doigts noués autour de ce cou hideux… Oui… Oui…
Très vaguement, le Prophète se souvenait d’un temps où il portait un nom différent. Masema… Mais on eût dit que c’était dans une autre vie. Comme tous les autres hommes, qui renaissaient sans cesse dans la Trame, il s’était réincarné, rejetant son ancienne existence impie pour servir le Dragon.
Se tournant vers ses fidèles, il cracha à leurs pieds. Ils l’avaient trahi, ces minables ! Une bande de lâches ! Pourquoi ne s’étaient-ils pas mieux battus ? Cette ville, il aurait dû être capable de la conquérir.
Se retournant, il prit la direction du nord. Alors qu’il ne ressemblait à rien de ce qu’on trouvait dans les Terres Frontalières, ce paysage lui était désormais familier. En allant vers le nord, ses partisans et lui grimperaient jusqu’aux hautes terres, puis ils déboucheraient sur la plaine d’Almoth. Là, ils trouveraient des Légions du Dragon – de nouveaux partisans pour lui, même si la plupart ne le connaissaient pas encore. Un contexte idéal pour renaître de ses cendres.
Au sortir d’un entrelacs de broussailles, le Prophète déboula dans une petite clairière. Sans traîner, ses fidèles le suivaient. Bientôt, la faim se ferait sentir, et il les enverrait chasser. En revanche, pas de feux de cuisson. Il ne faudrait pas alerter…
— Salut, Masema, dit une voix très sereine.
Autour du Prophète, les fidèles formèrent un cercle et dégainèrent leurs armes. Une épée pour certains, un couteau pour d’autres… Quelques-uns brandissaient une lance, d’autres n’ayant qu’un bâton…
Le Prophète sonda la clairière plongée dans la pénombre, en quête de la femme qui venait de parler. Il la repéra vite, debout sur un petit rocher. En robe d’équitation verte, les bras croisés, elle arborait une longue chevelure noire, des yeux légèrement inclinés, et le nez proéminent des natifs du Saldaea.
Faile Aybara ! La femme de Perrin Yeux-Jaunes Aybara, cette Créature des Ténèbres.
— Emparez-vous d’elle ! cria le Prophète.
Plusieurs fidèles s’avancèrent, mais d’autres hésitèrent, parce qu’ils avaient vu ce qui n’était pas apparu aux yeux de leur guide.
Derrière la femme de Perrin, dans la forêt, des hommes formaient un demi-cercle. Des archers, leur arme pointée sur la clairière.
Faile leva un bras et une pluie de flèches s’abattit sur les braves qui avaient obéi au Prophète. Ils s’écroulèrent, la plupart raides morts avant d’avoir touché le sol.
Comme si chaque projectile traversait son propre cœur, le Prophète hurla de douleur. Ses fidèles adorés ! Ses amis ! Ses frères d’élection !
Une flèche le frappa, l’envoyant à la renverse. Autour de lui, des hommes mouraient, comme depuis le début de cette atroce journée. Pourquoi le Dragon ne les protégeait-il pas ? Pourquoi ?
Soudain, le Prophète vit défiler devant ses yeux des scènes d’horreur. Ses chers fidèles, massacrés par les Aiels vendus aux Ténèbres.
Tout était la faute de Perrin Aybara. Il aurait dû le savoir dès le début, même avant d’avoir reconnu le Seigneur Dragon pour ce qu’il était.
— C’est moi le coupable…, souffla le Prophète alors que ses derniers partisans rendaient l’âme.
Pour abattre certains d’entre eux, il avait fallu cinq ou six flèches. De quoi emplir de fierté leur maître.
Lentement, le Prophète se leva et porta les mains à son épaule, d’où dépassait la hampe d’une flèche. Il avait déjà perdu bien trop de sang. Pris de vertiges, il tomba à genoux.
Faile Aybara sauta de son rocher et entra dans la clairière, suivie par deux femmes en pantalons qui l’imploraient de ne pas avancer davantage.
Les ignorant, Faile vint se camper devant le Prophète. Puis elle dégaina son couteau. Une belle arme, avec une lame brillante et un pommeau en forme de tête de loup.
Une bonne chose, ça… Les yeux rivés sur le couteau, le Prophète se souvint du jour où il avait reçu le sien. Un cadeau de son père.
— Merci d’avoir participé à l’attaque contre Malden, Masema, dit Faile Aybara.
Sur ces mots, elle arma son bras et transperça la poitrine du Prophète. Du sang chaud ruisselant le long de son torse, il bascula en arrière.
— Parfois, une femme doit agir à la place de son mari, expliqua Faile Aybara à ses deux compagnes.
Le Prophète sentit battre ses paupières, comme si ses yeux tentaient de se fermer.
— Ce que nous venons de faire est terrible, mais il le fallait. Que personne n’en parle à mon époux. Il ne doit jamais savoir.
Alors qu’il s’écrasait sur le sol, le Prophète eut l’impression que la voix féminine venait de très loin.
Masema… Son nom, dans une autre vie. Non, sa vie ! Le jour de son quinzième anniversaire, il avait gagné le droit de porter une épée. Son père s’en était tellement enorgueilli…
C’est donc fini…, pensa-t-il, désormais incapable de garder les yeux ouverts.
Il accepta qu’ils soient fermés et se laissa entraîner dans une chute sans fin au cœur de l’obscurité.
Père, ai-je été digne de toi, ou t’ai-je déçu ?
Il n’y eut pas de réponse. S’enfonçant dans un océan de ténèbres, Masema se fondit en elles pour l’éternité.
1
Les larmes de l’acier
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler autour de la flèche d’albâtre appelée la Tour Blanche. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
S’enroulant autour de l’édifice, ce vent en caressait les pierres parfaitement jointes et faisait claquer de majestueux étendards.
Bizarrement, cette tour était à la fois gracieuse et puissante – le symbole, peut-être, des femmes qui y vivaient depuis plus de trois mille ans. De l’extérieur, peu d’observateurs auraient supposé que la Tour Blanche, en son cœur, était brisée et corrompue. Et désunie, par-dessus tout.
Au-delà, le vent traversait une ville qui évoquait davantage une œuvre d’art qu’une capitale. Ici, chaque bâtiment était une merveille. Tout, jusqu’à la devanture en granit d’une échoppe, avait été modelé par des mains dévouées à la beauté et à la splendeur. Des mains d’Ogiers, évidemment…
Là, un dôme imitait la majesté d’un soleil levant. Ici, l’eau d’une fontaine jaillissait du toit d’un bâtiment surmonté par ce qui semblait être deux vagues se percutant.
Dans une rue pavée, deux bâtiments de trois niveaux en forme de femme géante se dressaient face à face. Ces chefs-d’œuvre de marbre – mi-statue et mi-habitation – tendaient leurs bras de pierre comme s’ils se saluaient. Dans leur dos, des cheveux pourtant pétrifiés semblaient cascader jusqu’à leurs reins. Une réalisation si délicate que chaque mèche semblait prête à onduler sur le passage du vent.
Les rues étaient beaucoup moins grandioses. Bien entendu, on ne les avait pas disposées au hasard, puisqu’elles partaient toutes d’un seul point – la Tour Blanche – pour se diffuser tels les rayons du soleil. Mais partout, des tas de débris et d’ordures témoignaient du désordre que semait le siège. Sans parler de la surpopulation qui en découlait.