Encore vivace, il balaya la demeure et les tentes dressées dans le vaste terrain découvert qui la bordait.
Derrière une fenêtre ouverte, Rand al’Thor sondait ce terrain, les mains croisées dans le dos. Même s’il n’en avait plus qu’une, il y pensait toujours au pluriel. Au bout de son bras gauche, il toucha la peau parfaitement lisse du moignon – une guérison due au saidar – du bout des doigts de sa main droite. Quand il ne faisait pas un effort de concentration, il aurait juré que sa main gauche était toujours là.
De l’acier, pensa-t-il, voilà ce que je suis. Cette perte est irréparable, alors, je prends sur moi et je continue mon chemin.
Solide structure de bois conçue selon l’esthétique dominante chez les Domani argentés, le manoir tremblait sous les assauts du vent qui charriait des relents de viande pourrie. Une odeur des plus banales, par les temps qui couraient. Quelques minutes après l’abattage, il arrivait que les carcasses grouillent déjà de vers. Fumer ou saler la bidoche n’y changeait rien. Le Ténébreux touchait le monde, et les dégâts s’aggravaient jour après jour. Combien de temps avant que tout soit souillé comme l’avait été pendant des millénaires le saidin ?
Dans la longue et large pièce où se tenait Rand, la cloison extérieure était faite de gros rondins, et des planches découpées dans des pins – avec un reste d’odeur de sève et de vernis – composaient les trois autres.
Une salle des plus austères, avec une fourrure sur le sol, deux vieilles épées croisées au-dessus de la cheminée et des meubles de bois auxquels s’accrochait encore parfois de l’écorce. Bref, un décor rustique délibéré, avec l’idée de faire oublier la sophistication des grandes cités. Cela dit, il ne s’agissait pas d’une cabane, loin de là, mais d’une sorte de retraite pour noble désœuvré.
— Rand ? souffla une voix très douce.
Sans se retourner, le jeune homme reconnut les doigts de Min quand ils se posèrent sur son bras. Puis la jeune femme l’enlaça et posa la tête contre son épaule. À travers le lien, il sentit qu’elle s’inquiétait pour lui.
En acier, se remémora-t-il.
— Je sais que tu n’aimes pas que…, commença Min.
— Tu as vu les aiguilles des pins, à côté du camp de Bashere ?
— Oui, mais…
— Elles ne bougent pas dans la bonne direction.
Même si Min ne réagit pas, dans le lien, Rand capta comme un pic d’angoisse. De leur chambre, au deuxième niveau du manoir, les jeunes gens dominaient le terrain où des étendards battaient au vent. Pour Rand, celui de la Lumière et celui du Dragon. Pour Bashere, un plus petit drapeau arborant les trois « deniers du roi » rouges sur fond bleu. Des fleurs qui ne mouraient jamais, un symbole idéal pour cette lignée.
Les étendards battaient fièrement au vent. Mais juste à côté, les aiguilles des pins ondulaient dans la direction opposée.
— Le Ténébreux est là, Min…
Rand aurait été tenté de penser que ce vent fantaisiste était généré par sa nature de ta’veren, mais ça ne collait pas, car les événements qu’il provoquait étaient toujours possibles. Là, on en était très loin… Un même vent soufflant dans deux directions, ça ne s’était jamais vu. Et même s’il ne parvenait pas à distinguer les aiguilles individuellement, il sentait que quelque chose clochait.
Depuis l’attaque, le jour où il avait perdu sa main, sa vision n’était pas redevenue normale. On eût dit qu’il regardait en permanence à travers de l’eau. Mais ça s’améliorait lentement…
Le manoir était une des innombrables cachettes que Rand avait utilisées ces dernières semaines. Des refuges, plutôt… Après le traquenard de Semirhage, il avait continué à changer sans cesse de résidence. La bonne tactique, quand on avait besoin de réfléchir et de semer des ennemis. Hélas, le manoir du seigneur Algarin, en Tear, n’était plus sûr. Quel dommage ! Un endroit très agréable, vraiment. Mais il ne fallait jamais s’attarder quelque part…
Sur le terrain découvert, les hommes de Bashere avaient dressé leur camp sans se soucier de piétiner la végétation déjà ratatinée et brunâtre. Autour, on voyait quelques nouvelles pousses, mais timides et maladives. À force d’aller et venir, les soldats les avaient presque toutes dévastées.
Vues de haut, les tentes serrées les unes contre les autres rappelaient à Rand des pierres en ordre de bataille sur un plateau de jeu.
Les soldats avaient remarqué l’étrange comportement du vent. Si certains désignaient les pins du doigt, la plupart gardaient les yeux baissés sur le plastron qu’ils polissaient, sur l’arme qu’ils aiguisaient ou sur les seaux d’eau qu’ils portaient.
Tant qu’il ne s’agissait pas de morts ambulants, rien ne les gênait. En revanche, quand les esprits sortaient de leur tombe, les plus courageux avaient tendance à paniquer.
Très mauvais, ça… Rand avait besoin que ses gars soient solides.
Besoin ? Depuis longtemps, ce qu’il voulait ou ce qu’il lui fallait n’avait plus aucune importance. La seule chose qui comptait, c’était la bonne santé mentale et physique de ses partisans. Des soldats comme ceux-là, disposés à se battre, à mourir et à préparer le monde pour l’Ultime Bataille.
Oui, Tarmon Gai’don approchait, et il fallait que tous ses guerriers soient assez forts pour gagner.
Du côté gauche de la clairière, un cours d’eau dévalait le flanc de la petite colline – pas une taupinière, mais pas loin – où se dressait le manoir. Des roseaux poussaient sur les berges au milieu de chênes nains qui ne semblaient pas vouloir se décider à bourgeonner.
Loin d’être une rivière, le ruisseau presque pathétique suffisait pourtant à approvisionner les hommes en eau fraîche.
Sous les yeux de Rand, le vent se reprit en main et les étendards flottèrent aussitôt dans la bonne direction. Donc, l’anomalie, ça n’avait jamais été les aiguilles des pins, mais les drapeaux.
Entendant Min soupirer, Rand mesura la profondeur de son soulagement, même si elle s’inquiétait toujours pour lui. Ces derniers temps, c’était à jet continu. Une angoisse qu’il captait chez les quatre femmes avec lesquelles il partageait un coin de sa tête. Trois parce qu’il les y avait invitées, et la quatrième après qu’elle l’eut lié contre son gré.
Une des trois « invitées » était en train d’approcher. Aviendha, venant rencontrer le Dragon Réincarné en compagnie de Rhuarc.
Toutes ces femmes regretteraient bientôt de s’être liées à lui. Quant à Rand, il aurait aimé pouvoir regretter de les avoir acceptées. En tout cas, les trois qu’il aimait.
En réalité, il avait besoin de Min, de sa force et de son amour. Et il se servirait d’elle comme de tant d’autres gens… En lui, il n’y avait plus de place pour les regrets. La culpabilité, en revanche…
Ilyena…, souffla une voix très distante dans sa tête.
Lews Therin Telamon, surnommé Fléau de sa Lignée, se tenait relativement tranquille, ces derniers temps.
Depuis qu’il avait perdu sa main, Rand s’efforçait d’oublier ce qu’avait dit Semirhage, ce jour-là. Pour le torturer, cette Rejetée aurait raconté n’importe quoi.
Pour s’affirmer, elle a torturé une ville entière, murmura Lews Therin. Histoire de faire la distinction entre les divers cris d’agonie, elle a exécuté mille hommes, chacun d’une manière différente. Cela posé, elle ment rarement. Très rarement, même…
Rand repoussa le spectre dans les limbes de sa conscience.