Aujourd’hui, comme par provocation, elle portait une robe rouge vif. Une fois libérées de l’a’dam, beaucoup de damane restaient sur leur quant-à-soi. Pas Alivia, à l’évidence. Chez elle, il y avait une intensité qui aurait pu faire penser à la ferveur d’un Fils de la Lumière.
Sentant Min se raidir, il capta aussi sa hargne. Au bout du compte, Alivia aiderait Rand à mourir. Une vision de sa compagne, qui ne se trompait jamais. Encore que… Comme elle l’avait rappelé, pour Moiraine, elle n’avait pas vu juste. Avec un peu de chance, ça signifiait qu’il n’aurait pas besoin de…
Non ! Tout ce qui le poussait à se voir vivant après l’Ultime Bataille – en d’autres termes, tout ce qui l’incitait à espérer – était dangereux. Il devait s’endurcir pour accepter son destin, et accueillir la mort lorsqu’elle viendrait.
Tu as dit que nous pourrions mourir ! rappela Lews Therin. Tu as promis.
En silence, Cadsuane traversa la chambre et se servit un gobelet de vin aux épices. Après avoir reposé la carafe sur un petit guéridon, près du lit, elle alla s’asseoir dans un des fauteuils en cèdre rouge.
Au moins, elle n’avait pas exigé que Rand la serve. Avec elle, ça pouvait parfaitement arriver.
— Alors, qu’as-tu appris ? demanda Rand.
Il alla également se servir du vin. Min gagna le lit, lui aussi en cèdre rouge, et s’assit, les mains croisées sur les genoux et les yeux rivés sur Alivia.
Le ton de Rand lui semblant trop rude, Cadsuane arqua un sourcil.
Le jeune homme eut un soupir un rien exagéré. Ayant demandé à la légende de le conseiller, il avait dû se plier à ses conditions. Selon Min – une autre vision –, Cadsuane avait une chose importante à lui apprendre. De fait, il n’avait pas à se plaindre de ses conseils. Avec ses exigences de décorum, elle l’horripilait, mais le jeu en valait la chandelle.
— Comment se déroule l’interrogatoire, Cadsuane Sedai ?
— Aussi bien que possible…
— Aussi bien que possible ! répéta Nynaeve, rageuse. (Elle n’avait jamais promis à Cadsuane d’être policée.) Cette femme me rend folle !
Très digne, Cadsuane but une gorgée de vin.
— Ma fille, que peut-on attendre d’autre d’une Rejetée ? Elle a eu beaucoup de temps pour apprendre à taper sur les nerfs des autres.
— Rand, fit Nynaeve, cette prisonnière est dure comme une pierre. Après des jours, elle n’a toujours pas lâché l’ombre d’une phrase utile. En revanche, quand il s’agit de broder sur notre infériorité, elle est intarissable. Et elle adore ajouter qu’elle nous tuera tous, tant nous sommes des crétins attardés.
Nynaeve saisit sa natte, mais elle se ravisa avant d’avoir tiré dessus. Sur ce plan, elle s’améliorait. Tout le monde la sachant dotée d’un caractère explosif, Rand se demandait pourquoi elle se donnait cette peine.
— Malgré le discours dramatique de cette enfant, dit Cadsuane en désignant l’ancienne Sage-Dame, elle a la situation à peu près en main. Quand je dis ça, il faut comprendre : « autant que c’est possible, compte tenu des contraintes regrettables qui nous accablent ». On ne peut pas bander les yeux d’un artiste et s’étonner qu’il n’ait pas très envie de peindre.
— On ne parle pas d’art, Cadsuane, lâcha Rand, mais de torture.
Min le regarda et il capta de nouveau son inquiétude. Mais pourquoi s’en faire pour lui ? C’était quelqu’un d’autre qu’on torturait.
La caisse, gémit Lews Therin. Nous aurions dû mourir dedans. Ainsi, tout aurait été fini.
Cadsuane but une nouvelle gorgée de son vin. Rand, lui, n’avait pas encore touché au sien. Trop épicé, il en perdait une bonne partie de son goût. C’était toujours préférable à un vin trop fort qui occultait le goût des épices…
— Tu nous mets la pression, mon garçon, dit Cadsuane, mais tu nous interdis d’utiliser les bons outils. Que tu appelles ça « torture », « interrogatoire » ou « pâtisserie », je dis que c’est de la pure bêtise. Si tu nous autorisais à…
— Non, grogna Rand en levant… son moignon. Pas question de la menacer ou de la maltraiter.
Des jours passés dans une caisse, sauf quand on m’en sortait pour me rouer de coups…
Sous sa responsabilité, personne ne traiterait une femme ainsi, fût-elle une Rejetée.
— L’interroger, oui, mais sans dépasser certaines limites.
— Rand, maugréa Nynaeve, c’est une Rejetée, plus dangereuse qu’on peut l’imaginer.
— Je mesure la menace, concéda Rand, son moignon toujours levé.
Le dragon tatoué sur son avant-bras brilla de tous les feux de ses écailles rouge et or. La tête manquait, consumée par le tissage qui avait failli tuer Rand.
— Donc, enchaîna Nynaeve, tu devrais comprendre que les règles normales ne s’appliquent pas à cette femme.
— J’ai dit non ! insista Rand. Interrogez-la, mais sans lui faire de mal.
Pas à une femme ! En moi, je garderai un peu de Lumière, au bout de tout ça. Trop de femmes ont déjà souffert ou péri à cause de moi.
— Si c’est ce que tu veux, mon garçon, dit Cadsuane, il en sera ainsi. Mais ne viens pas te plaindre si nous ne parvenons pas à lui arracher le menu de son dernier repas – et moins encore la position des autres Rejetés. Franchement, je me demande pourquoi tu nous forces à continuer cette comédie. Nous aurions plus vite fait de la livrer à la Tour Blanche.
Rand se détourna. Dehors, les six soldats avaient fini d’inspecter les chevaux. À première vue, tout allait bien. Les montures étaient attachées en ligne, et leur bride avait la quantité de mou idéale.
Livrer Semirhage à la Tour Blanche ? Des propos en l’air. Avant de l’avoir fait parler, Cadsuane ne lâcherait pas la Rejetée.
Dehors, le vent faisait toujours flotter les deux étendards du Dragon…
— La livrer à la Tour Blanche ? répéta Rand en se tournant vers la légende. Quelle Tour Blanche, pour commencer ? Ferais-tu confiance à Elaida ? Ou aux rebelles, plutôt ? Si on lui flanquait une Rejetée sur les bras, je doute qu’Egwene nous remercierait. Au contraire, elle pourrait libérer Semirhage et me capturer. Puis elle me forcerait à m’agenouiller devant la justice des sœurs, avant de m’apaiser histoire d’étoffer son palmarès un peu… vert.
— Rand, objecta Nynaeve, Egwene ne ferait jamais…
— Elle est la Chaire d’Amyrlin, dit Rand en vidant d’un trait son gobelet. (De la piquette, ce vin.) Aes Sedai jusqu’au fond de l’âme. Pour elle, je ne suis qu’un pion de plus.
Oui, soupira Lews Therin. Nous devons rester loin de tous ces gens. Ils ont refusé de nous aider, comprends-tu ? Refusé ! Parce que mon plan ne valait rien, ont-ils dit. Ça m’a laissé avec les Cent Compagnons, et pas de femme pour former un cercle. Des traîtres ! Tout est leur faute. Mais c’est moi qui ai tué Ilyena.
Nynaeve dit quelque chose, mais Rand n’y prêta pas attention.
Lews Therin ? C’est ça que tu as fait ? Les femmes ne nous aideraient pas ? Pourquoi ?
En train de pleurer, le spectre ne répondit pas.
— Parle ! explosa Rand à haute voix. Que la Lumière te brûle, Fléau de sa Lignée ! Parle-moi !
Un lourd silence s’abattit sur la pièce.
Rand en resta soufflé. Il ne s’était jamais laissé aller à s’adresser au spectre devant des témoins. Et ceux-là savaient tout, puisque Semirhage avait déballé la vérité, le faisant passer pour un pauvre fou.
Rand voulut faire courir ses doigts dans ses cheveux. Ayant envoyé pour cette mission sa main inexistante, il en fut pour ses frais.
Par la Lumière ! Je perds la tête. La moitié du temps, j’ignore quelle voix est la mienne et laquelle lui appartient. Avec la purification du saidin, c’était censé s’améliorer… J’aurais dû redevenir sain d’esprit.