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Sain d’esprit, non…, marmonna Lews Therin. Nous sommes déjà cinglés. Impossible de revenir en arrière.

Le spectre sembla vouloir ricaner, mais il éclata en sanglots.

Rand regarda autour de lui. Min paraissait si inquiète qu’il dut détourner le regard. Alors qu’elle n’avait pas perdu une miette du dialogue entre le Dragon et la légende, Alivia affichait un air entendu.

Cédant à la pression, Nynaeve tira enfin sur sa natte.

Pour une fois, Cadsuane ne fit pas un sermon à Rand parce qu’il avait craqué. Sereine, elle continuait à boire son vin. Comment pouvait-elle avaler ce truc ?

Une pensée ridicule, dans la situation de Rand. Il aurait aimé rire, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Même l’humour noir n’était plus à sa portée.

Lumière, je ne peux pas continuer comme ça… J’y vois comme dans un brouillard, ma main gauche est partie en fumée et mes vieilles blessures au flanc se rouvrent dès que je respire un peu trop fort. Je suis asséché, comme un puits trop utilisé. Je dois achever ma tâche ici et partir pour le mont Shayol Ghul. Sinon, il ne restera rien de moi avant même que le Ténébreux essaie de me tuer.

Cette idée-là n’était pas drôle. Au contraire, elle incitait au désespoir.

Pourtant, Rand ne pleura pas. Rien ne pouvait arracher des larmes à l’acier. Et les sanglots de Lews Therin suffiraient bien pour eux deux.

2

La nature de la douleur

Egwene se redressa, le postérieur en feu. Presque de la routine, depuis que la Maîtresse des Novices lui tapait dessus à bras raccourcis. À force, elle se sentait comme un tapis qu’on vient de dépoussiérer.

Malgré tout ça, elle tira dignement sur sa robe blanche puis se tourna vers le miroir en pied et, très calme, tamponna les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Une seule dans chaque œil, cette fois. Quand elle eut souri à son reflet, la jeune femme hocha la tête, et sa « jumelle » lui témoigna elle aussi sa satisfaction.

Dans la glace, une pièce aux murs lambrissés de bois noir se reflétait. Un endroit sinistre, vraiment, avec un solide tabouret dans un coin – l’assise brune et lisse après des années d’usage –, et un bureau massif où trônait l’épais registre des punitions de la maîtresse des lieux. La table étroite placée derrière Egwene se révélait vaguement sculptée, mais son rembourrage en cuir était une caractéristique bien plus… frappante. Une kyrielle de novices – et plus d’une Acceptée – s’étaient retrouvées pliées en deux sur cette table pour recevoir leur châtiment. La couleur délavée du bois, songea Egwene, avait peut-être pour cause les larmes de ces pauvres filles. Pour sa part, elle en avait versé des torrents.

Mais pas aujourd’hui. En tout, deux par œil, ni plus ni moins, et aucune n’avait roulé sur ses joues. Non qu’elle n’ait pas senti la douleur. Au contraire, son corps entier la mettait à la torture.

Comme de juste, plus elle défiait le pouvoir au sein de la Tour Blanche, et plus on la passait à tabac. En réponse, elle s’était endurcie, rétablissant en somme l’équilibre. Pas encore capable d’accueillir la douleur, à l’instar des Aiels, elle aurait juré ne plus en être très loin. Durant la pire séance de torture, un Aiel pouvait être plié de rire. Elle n’en était encore qu’à sourire après son calvaire, mais ça finirait par venir.

Chaque coup encaissé équivalait à une petite victoire. Et même quand ça faisait un mal de chien, vaincre était toujours une occasion de se réjouir.

Derrière la table, Silviana contemplait mornement la ceinture de cuir qu’elle tenait encore. Sur son visage carré et sans âge, on lisait de la… perplexité. La ceinture, elle la lorgnait comme on regardait un couteau qui refuse de couper ou une lampe qui s’entête à ne pas s’allumer.

Comme en témoignaient l’ourlet de sa robe grise toute simple et son châle aux franges rouges, la Maîtresse des Novices appartenait à l’Ajah Rouge. Grande et costaude, elle portait ses cheveux noirs en chignon.

Sous plus d’un aspect, Egwene la tenait pour une excellente Maîtresse des Novices. Même si elle lui avait flanqué un nombre grotesque de corrections. Ou peut-être à cause de ça, justement. Silviana faisait son devoir. Dans la tour, ces derniers temps, très peu de sœurs pouvaient s’en vanter.

Silviana leva la tête et croisa le regard d’Egwene dans le miroir. Posant la ceinture, elle fit disparaître toute émotion de ses traits.

Sereine, la prisonnière d’Elaida se retourna.

Surprise des surprises, Silviana lâcha un gros soupir.

— Quand vas-tu enfin renoncer, petite ? Tu défends admirablement bien ta position, j’en conviens, mais ça ne m’empêchera pas de te punir jusqu’à ce que tu cèdes. L’ordre doit être maintenu à tout prix.

Egwene cacha sa surprise. Sa tortionnaire s’adressait rarement à elle, sauf pour lui donner des consignes ou lui passer un savon. Mais ce n’était pas la première fois que la belle façade se lézardait.

— L’ordre, Silviana ? Tu penses qu’il est maintenu quelque part ailleurs dans la tour ?

La Maîtresse des Novices eut un rictus, puis elle se détourna et nota quelque chose dans son registre.

— Je te verrai demain matin… Tu peux aller dîner.

La séance du matin, ce serait pour avoir utilisé le prénom de la sœur sans ajouter « Sedai ». Et parce que Silviana savait très bien que sa victime ne la saluerait pas en partant.

— Je reviendrai demain matin, mais le dîner attendra. Ce soir, je dois faire le service pour Elaida.

Cette séance avec Silviana s’était éternisée à cause d’une liste d’infractions longue comme le bras. Du coup, Egwene n’aurait pas le temps de manger. À cette perspective, son estomac se révoltait.

Silviana eut un infime moment de… surprise.

— Et tu ne m’en as pas informée ?

— Si je l’avais fait, ça aurait changé quelque chose ?

Silviana éluda la question.

— Tu mangeras après avoir servi la Chaire d’Amyrlin, dans ce cas. Je dirai à la Maîtresse des Cuisines de te laisser de quoi dîner. Avec le nombre de guérisons que tu subis ces derniers jours, petite, il faut que tu te restaures. Sinon, tu finiras par t’évanouir d’inanition, et je ne veux pas de ça.

Austère, mais juste… Dommage qu’une telle femme ait opté pour l’Ajah Rouge.

— Très bien, fit Egwene.

— Après ton repas, tu reviendras me voir pour avoir manqué de respect à la Chaire d’Amyrlin. Pour toi, elle ne peut en aucune circonstance être appelée « Elaida ».

Se tournant de nouveau vers son registre, Silviana ajouta :

— Et qui sait combien d’infractions tu vas encore commettre ce soir ?

Une fois sortie du bureau, dans le couloir aux dalles grises et rouges, Egwene réfléchit à la dernière phrase de Silviana. Entendre que sa victime devait aller servir Elaida ne l’avait peut-être pas surprise, mais… émue.

Quand Egwene lui tiendrait tête, comme à toutes les autres sœurs, l’usurpatrice ne le prendrait sûrement pas bien.

Était-ce pour ça que Silviana avait décidé d’une ultime séance, après le repas ? Avec les ordres qu’elle venait de recevoir, Egwene serait obligée de manger avant de retourner dans le bureau fatidique. Et ce même si Elaida lui infligeait une ou plusieurs pénitences.

Une très petite attention, de la part de Silviana. Pourtant la prisonnière lui en fut reconnaissante. Subir des punitions en série était déjà assez dur… S’il fallait en plus se passer de manger…

Deux sœurs rouges, Katerine et Barasine, approchèrent de la jeune femme. Dans la main de Katerine, Egwene remarqua une coupe d’étain. Une nouvelle dose de fourche-racine…