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Elaida entendait s’assurer qu’elle ne puisse pas canaliser pendant son service, semblait-il. Sans protester, Egwene s’empara de la coupe et la vida, sentant le goût de menthe discret mais caractéristique. Quand elle tendit le récipient à Katerine, la sœur rouge fut bien obligée de le prendre. Ramenée au statut de porteuse de coupes royale… Amusant, ça…

Egwene ne se dirigea pas tout de suite vers les quartiers d’Elaida. En se prolongeant au-delà de l’heure du dîner, sa séance de torture, paradoxalement, lui avait laissé quelques instants de liberté. De plus, elle ne voulait pas arriver en avance, ce qui aurait été une marque de révérence envers l’usurpatrice.

Du coup, elle resta devant la porte de Silviana en compagnie des deux sœurs rouges. Une certaine femme viendrait-elle bientôt remplacer la prisonnière sur la table rembourrée ?

Dans le lointain, de petits groupes de sœurs allaient et venaient dans les couloirs. Furtivement, comme des lièvres qui s’aventurent dans une clairière pour grignoter une feuille, mais sans cesser de craindre le prédateur tapi dans les ombres.

Désormais, les sœurs portaient en permanence leur châle et elles ne sortaient jamais seules. Certaines s’unissaient même à la Source comme si elles craignaient d’être attaquées par des voyous au sein de leur tour.

— Tout ça vous fait plaisir ? s’entendit demander Egwene.

Elle étudia Katerine et Barasine. Pure coïncidence, elles faisaient partie du groupe qui l’avait capturée.

— Qu’ai-je entendu, ma fille ? demanda Katerine, glaciale. Tu t’es adressée à une sœur sans qu’elle t’ait posé une question ? Serais-tu donc avide de punitions ?

Contrairement à bien des autres sœurs, Katerine était presque exclusivement vêtue à la couleur de son Ajah.

Egwene ignora la menace. Quel mal de plus pouvait-on lui faire ?

— Oublie un moment ton agressivité, Katerine, dit-elle en regardant passer un groupe de sœurs jaunes qui accélérèrent le pas dès qu’elles virent leurs deux « collègues » rouges…

— Oublie les crises d’autorité et les menaces. Et regarde autour de toi ! Tu aimes ce que tu vois ? La Tour Blanche a attendu des siècles pour qu’une sœur rouge soit de nouveau élue Chaire d’Amyrlin. Et cette dirigeante, qu’a-t-elle fait à la tour ? Des sœurs qui marchent en groupe, sans croiser le regard de celles d’un autre Ajah. On dirait qu’elles sont en guerre les unes contre les autres.

Katerine siffla de mépris, mais Barasine sembla plus hésitante. Par-dessus son épaule, elle regarda les sœurs jaunes qui fuyaient le secteur, certaines jetant des coups d’œil en arrière pour s’assurer qu’on ne les suivait pas.

— La Chaire d’Amyrlin n’y est pour rien, lâcha Katerine. Les coupables, ce sont tes renégates. De maudites traîtresses !

Mes renégates ? nota Egwene avec un petit sourire mental. C’est comme ça que tu me vois, désormais – plus comme une gourde d’Acceptée qui s’est fait rouler dans la farine ? Un sacré progrès !

— C’est nous qui avons renversé une Chaire d’Amyrlin légitime ? demanda Egwene. Nous qui avons retourné des Champions contre des Champions ? Nous qui n’avons pas contrôlé le Dragon Réincarné ? Avons-nous choisi une dirigeante avide de pouvoir au point de se faire construire un palais à côté de la tour ? Une dirigeante si despotique que toutes les sœurs redoutent d’être dépouillées du châle sans raison ?

Comme si elle s’avisait qu’on ne polémiquait pas avec une vulgaire novice, Katerine ne répondit pas. Les yeux ronds, Barasine observait toujours les sœurs jaunes paniquées.

— Je suis convaincue, continua Egwene, que les sœurs rouges ne doivent pas couvrir Elaida, mais la critiquer, au contraire. Parce que son héritage sera le leur. N’oubliez jamais ça.

Katerine la foudroyant du regard, Egwene dut réprimer un mouvement de recul. L’envoi de sa tirade poussait peut-être un peu loin le bouchon.

— Ce soir, ma fille, tu rendras visite à la Maîtresse des Novices. Tu lui raconteras avoir manqué de respect à des sœurs et à la Chaire d’Amyrlin en personne.

Egwene ne répliqua pas. Voilà ce qui arrivait quand on perdait son temps à tenter de convaincre des sœurs rouges.

Dans son dos, la porte du bureau se ferma avec un bruit sourd, le courant d’air faisant onduler les tapisseries murales. Egwene en sursauta de surprise. Sans s’en apercevoir, elle avait laissé le battant entrouvert. Silviana avait-elle entendu la conversation ?

L’heure de traînasser était révolue. Apparemment, Alviarin n’avait pas de « rendez-vous ». Pourquoi ? Et où était-elle ? En principe, elle remplaçait Egwene dès que sa séance était finie.

Secouant la tête, la prisonnière partit d’un pas vif dans le couloir. Comme de bien entendu, les sœurs rouges la suivirent. Désormais, elles ne la lâchaient presque plus, sauf quand elle allait suivre un cours dans les quartiers des autres Ajah.

Egwene tenta de faire comme si ces deux Aes Sedai étaient une escorte et non un duo de geôlières. Tant qu’à faire, elle s’efforça aussi de dissimuler la douleur, dans une certaine partie de son anatomie.

Tous les signes indiquaient qu’elle était en train de gagner sa guerre contre Elaida. Le matin, au petit déjeuner, elle avait entendu les novices gloser sur l’incroyable échec de l’usurpatrice, alors qu’elle tenait Rand entre ses mains. Remontant à des mois, cet événement aurait dû être secret…

On commentait aussi les rumeurs selon lesquelles les Asha’man auraient lié des sœurs venues pour les détruire. Une autre initiative d’Elaida dont personne n’aurait dû avoir entendu parler. Comme en ce qui concernait l’injustice faite à Shemerin, Egwene avait procédé par étapes prudentes pour bien ancrer ces deux scandales-là dans l’esprit des novices.

Car tout ce qui était dit par ces filles finissait un jour par tomber dans l’oreille des Aes Sedai. Oui, Egwene gagnait, ça ne faisait aucun doute. Mais ce triomphe ne la réjouissait presque plus. Qui aurait pu se satisfaire de voir les Aes Sedai se désagréger comme une très vieille tapisserie ? Qui se serait félicité que Tar Valon, la plus grande cité du monde, soit devenue une décharge à ordures géante ? Même si elle détestait Elaida, Egwene n’exultait pas devant le spectacle offert par une Chaire d’Amyrlin incompétente à ce point.

Ce soir, elle allait se trouver en présence de l’usurpatrice…

Pour ne pas arriver en avance, elle ralentit le pas. Comment devrait-elle se comporter durant ce dîner ? Depuis son arrivée à la tour, neuf jours plus tôt, elle n’avait même pas aperçu son ennemie. Faire le service à sa table serait hautement dangereux. Si elle l’offensait trop – la marge serait incroyablement étroite –, elle risquait de finir la tête sur le billot. Pourtant, impossible de ramper et se prosterner. S’incliner devant cette femme ? Pas question, même si ça devait lui coûter la vie.

Après avoir négocié une intersection, Egwene s’arrêta net, manquant trébucher. Devant elle, le couloir s’arrêtait brusquement sur un mur orné d’une peinture. L’image représentait une Chaire d’Amyrlin du passé, sur un siège rehaussé d’or, une main tendue en signe d’avertissement pour les rois et les reines. La plaque de cuivre, sous l’image, indiquait qu’il s’agissait de Caraighan Maconar, lorsqu’elle avait mis fin à la rébellion de Mosadorin.

Egwene se souvint d’avoir aperçu cette peinture, la dernière fois, sur un mur de la bibliothèque. Mais alors, un masque de sang ne remplaçait pas le visage de la dirigeante. Et les pendus, à l’arrière-plan, n’étaient pas là.

Katerine s’arrêta à côté d’Egwene, les traits fermés. À la tour, personne n’aimait évoquer l’étrange ballet des salles et des couloirs, qui changeaient de place à leur guise. Ces phénomènes rappelaient aux sœurs qu’il y avait dans le monde de pires horreurs que l’insubordination face à une dirigeante.