Certes, mais la tempête restait lointaine. Dans ces conditions, la foudre n’avait pas pu tomber chez lui.
Là-haut, les nuages noirs et argentés continuaient à bouillonner, se nourrissant les uns des autres tout en se consumant.
Renald ferma les yeux et prit une grande inspiration pour se calmer. Ce roulement de tonnerre, l’avait-il imaginé ? Perdait-il l’esprit, comme lançait toujours Gaffin pour plaisanter ?
Quand il rouvrit les yeux, les nuages se massaient juste au-dessus de sa maison. À croire qu’ils s’étaient propulsés en avant avec l’intention de frapper pendant qu’il ne regardait pas. Désormais, ils occultaient le ciel dans toutes les directions, masse oppressante qui écrasait le monde. Un instant, Renald crut sentir la pression qu’ils imposaient à l’air, tout autour de lui. Le front soudain lustré de sueur, il prit une inspiration lourde d’humidité.
Les nuages bouillonnaient toujours, le noir et l’argent régulièrement déchirés par des éclairs blancs. Soudain, ils plongèrent vers le sol, tel l’œil d’un cyclone.
Voyant qu’ils fondaient sur lui, Renald cria de terreur et leva une main, comme un homme qui tente de se protéger d’un éclair aveuglant. Cette masse obscure étouffante, devina-t-il, allait s’emparer de lui. Il ne pouvait pas en être autrement.
Mais sans crier gare, les nuages disparurent.
Renald lâcha sa pipe, qui tomba sur le sol et se vida, dessinant un cercle de cendres. Même pas conscient d’avoir desserré les dents, le fermier fixa un moment le ciel bleu limpide, conscient qu’il s’était affolé sans raison.
À quelque quarante lieues de là, l’orage noir continuait à se déchaîner.
D’une main tremblante tannée par le soleil et tavelée par l’âge, Renald ramassa sa pipe.
Un tour de ton imagination, mon gars… Aussi vrai qu’un œuf est un œuf, tu perds l’esprit.
Tout ça, c’était à cause des champs où rien ne poussait. De quoi s’affoler, vraiment. Malgré les paroles rassurantes qu’il dispensait à ses gars, ça n’avait rien de naturel. Quelque chose aurait déjà dû germer, à cette période de l’année. Enfin, il cultivait ces terres depuis quarante ans ! Et l’orge n’avait jamais mis si longtemps à se montrer. Jamais, que la Lumière le brûle ! Que se passait-il dans le monde, ces derniers temps ? Les plantes refusaient de pousser et les nuages se baladaient n’importe où.
Renald se rassit dans son fauteuil, les jambes tremblantes.
Je me fais vieux, décidément…
Une vie entière à travailler aux champs. Dans les Terres Frontalières, ça n’avait rien de facile, mais en trimant dur, la récolte pouvait valoir la peine – au propre comme au figuré.
Comme disait son père : « La chance d’un homme, c’est le nombre de graines qu’il peut semer dans ses champs. »
Pour être franc, Renald comptait parmi les fermiers les plus prospères du coin. À force de labeur, il avait gagné assez pour acheter les deux exploitations qui flanquaient la sienne, et chaque automne, trente chariots chargés jusqu’à la gueule partaient pour le marché. Désormais, six ouvriers agricoles travaillaient pour lui, labourant la terre et s’assurant du bon état des clôtures. Cela dit, chaque jour, il devait mettre la main à la pâte pour leur montrer ce que c’était, un bon fermier. Dans la vie, il ne fallait jamais se laisser griser par le succès…
Oui, il avait travaillé la terre et « vécu avec elle », comme son père aimait à dire. Sur le climat, il en savait autant qu’il était permis à un homme d’en apprendre. Ces nuages, il persistait et signait, n’avaient rien de naturel. On eût dit qu’ils grognaient sourdement, comme des prédateurs qui rôdent dans la nuit. Tous les sens aux aguets, des fauves tapis dans le noir…
Renald sursauta quand un nouveau roulement de tonnerre lui parut dangereusement proche. Ces nuages étaient-ils vraiment à quarante lieues de chez lui ? Il l’avait cru au début, mais tout bien pesé, c’était plutôt dix.
— Ne te laisse pas impressionner, marmonna Renald entre ses dents.
Entendre sa propre voix le réconforta. Un son… vivant. Bien plus agréable que le bruit de la foudre ou les grincements des volets malmenés par le vent. Avec tout ça, il n’entendait pas Auaine, à l’intérieur, qui finissait de préparer le dîner.
— Tu es fatigué, c’est tout. Fatigué, oui…
Plongeant une main dans sa poche, Renald en tira sa blague à tabac. Un bruit lointain, sur sa droite, attira son attention. D’abord, il songea au tonnerre, mais ce son était trop grinçant et trop régulier. Rien à voir avec la tempête. Les crissements de roues qui tournent.
De fait, un grand chariot tiré par des bœufs gravissait le versant de la colline de Mallard, à l’est. Un nom choisi par Renald, parce que toute colline plus haute qu’une taupinière méritait d’en porter un. La route se nommant « route de Mallard », pourquoi faire compliqué ?
Penché en avant sur son fauteuil, Renald ignora délibérément les nuages et se concentra sur le véhicule, tentant d’identifier son conducteur. Thulin le forgeron ? Que fichait-il ici, avec un chariot lourdement chargé ? N’était-il pas censé s’occuper de la nouvelle charrue de Renald ?
Plutôt élancé pour un membre de sa profession, Thulin restait deux fois plus baraqué que la plupart des fermiers. Les cheveux noirs et la peau cuivrée, comme il était habituel au Shienar, il avait les joues glabres et le crâne rasé, selon les coutumes, mais ne portait pas le toupet traditionnel. Si sa famille pouvait se targuer de descendre des fabuleux guerriers des Terres Frontalières, il n’était qu’un brave paysan, comme tous les autres gars du coin.
Sa forge se trouvait à Chêne d’Eau, à une lieue à l’est. Contre lui, Renald avait disputé des centaines de parties de pierres, durant les longues soirées d’hiver.
Thulin aussi se faisait vieux. Plus jeune que Renald, mais secoué par les quelques hivers précédents, il parlait de prendre sa retraite. La forge, ce n’était pas un boulot pour un vieux type. La ferme non plus, soit dit en passant.
Pour les vieux types, existait-il un travail adapté ?
Le versant gravi, le chariot se dirigeait vers le jardin à la clôture blanche de Renald.
Ça, c’est sacrément bizarre, pensa le fermier.
Attachées à une longe, cinq chèvres et deux vaches à lait avançaient derrière le chariot. Sur les flancs, on avait attaché des cages où des poules noires battaient des ailes, et le berceau supportait un monceau de meubles, de sacs et de tonneaux.
Mirala, la fille de Thulin, était assise sur le banc du conducteur, près de sa mère, une fille du Sud aux cheveux blonds. Le mariage remontait à vingt-cinq ans, pourtant Renald continuait à penser ainsi à Gallanha. Une « fille du Sud »…
Toute la famille sur le chariot, et la crème de son bétail derrière… Un voyage, à l’évidence. Mais pour où ? Aller rendre visite à des parents ? À quand remontait la dernière partie de pierres ? Trois bonnes semaines… Mais ce n’était pas le moment de partir en vadrouille. Avec l’arrivée du printemps et l’imminence des semailles, il faudrait quelqu’un pour réparer les charrues et aiguiser les faux. Si la forge de Thulin était froide, qui s’en chargerait ?
Alors que son ami arrêtait le chariot devant son jardin, Renald entreprit de bourrer sa pipe. Avant de sauter à terre, le forgeron aux cheveux gris confia les rênes à sa fille. Dans son dos, la tempête encore lointaine continuait à bouillonner.
Thulin poussa le portail du jardin puis rejoignit Renald sous le porche. Quand le fermier voulut le saluer, il ne lui en laissa pas le temps, comme s’il pensait à autre chose qu’aux civilités d’usage.
— Renald, j’ai enterré ma plus belle enclume dans le carré à fraises de Gallanha. Tu te souviens de son emplacement, pas vrai ? Il y a aussi mon meilleur jeu d’outils. Soigneusement graissés, ils sont dans un coffre calfeutré pour être étanche. En principe, ils ne devraient pas rouiller. Dans l’immédiat, en tout cas.