Pour la première fois, Egwene voyait en même temps un couloir « déplacé » et une image altérée. Le Ténébreux touchait le monde et la Trame entière en tremblait.
Se détournant, la prisonnière s’éloigna de l’image sanglante. Pour le moment, elle ne pouvait pas s’occuper de ces aberrations. Afin de briquer un sol, on choisissait un point de départ, puis on se mettait à l’ouvrage. Egwene avait depuis longtemps décidé par où commencer. La réunification de la tour !
Le détour dû au couloir contrariant risquait de lui prendre du temps. À contrecœur, elle pressa le rythme. Pas question d’être en avance, mais un retard ne l’aurait pas satisfaite non plus. Ses geôlières se hâtèrent aussi, leur jupe bruissant tandis que le trio remontait une enfilade de couloirs. À un croisement, Egwene aperçut Alviarin, tête basse, en chemin pour le bureau de la Maîtresse des Novices. Donc, elle avait bien rendez-vous, comme tous les soirs. Mais qu’est-ce qui l’avait retardée ?
Après deux couloirs de plus et une volée de marches, Egwene déboula dans les quartiers de l’Ajah Rouge – le chemin le plus court pour gagner les appartements de la Chaire d’Amyrlin, en hauteur. Faisant écho aux dalles rouges du sol, des tapisseries écarlates annonçaient… la couleur.
Les sœurs qui allaient et venaient, l’air sévère, arboraient toutes leur châle. Ici, dans leur fief, où elles auraient dû être en confiance, elles semblaient méfiantes et mal à l’aise, même vis-à-vis des serviteurs reconnaissables à la Flamme de Tar Valon brodée sur leur poitrine.
Egwene avança en regrettant d’être obligée de devoir aller vite, car ça pouvait laisser penser qu’elle était soumise. Mais elle ne pouvait rien y faire. Parvenue au centre de la tour, elle gravit d’interminables volées de marches avant d’atteindre le couloir qui menait aux quartiers de la dirigeante.
Entre les corvées, les leçons et les pénitences, elle n’avait guère eu le temps de préparer sa confrontation avec l’usurpatrice. La femme qui avait renversé Siuan, puis fait battre Rand comme plâtre. Comme si ça ne suffisait pas, elle avait conduit les Aes Sedai au bord du gouffre.
Elaida allait connaître l’ire d’Egwene. Humiliée et honteuse, elle serait contrainte de…
La prisonnière s’arrêta devant la porte surchargée de dorures de sa rivale.
Non !
Imaginer la scène était facile. Elaida folle de rage et son accusatrice jetée dans une cellule obscure. Quel bien ça ferait ? Cette femme, Egwene ne devait pas l’affronter, du moins pour l’instant. Car ça reviendrait à s’offrir un moment de jubilation en échange d’un échec humiliant.
Certes, mais elle n’allait quand même pas se prosterner devant Elaida ? La vraie Chaire d’Amyrlin ne pouvait pas s’abaisser à ça.
Vraiment ? Une dirigeante devait faire ce qui s’imposait. Le plus important, c’était quoi ? La Tour Blanche ou sa petite fierté ? La seule façon de remporter cette guerre serait de laisser croire à Elaida qu’elle vaincrait.
Non ! De lui laisser penser qu’il n’y avait pas de guerre !
Egwene pouvait-elle se retenir assez longtemps pour survivre à cette soirée ? Elle ne l’aurait pas juré. Pourtant, au terme de ce dîner, il fallait qu’Elaida se sente dans la peau d’une gagnante, certaine que sa prisonnière était brisée. Le meilleur moyen d’atteindre cet objectif sans y perdre toute sa dignité serait de ne rien dire.
Un mutisme absolu. Une arme dévastatrice, ce soir. Mobilisant toute sa volonté, la prisonnière frappa à la porte.
À sa grande surprise, une Aes Sedai vint lui ouvrir. Elaida n’avait donc pas de servantes pour ce genre de tâche ? Si Egwene ne connaissait pas cette sœur, son visage sans âge ne laissait planer aucun doute. Comme son châle le signalait, la femme appartenait à l’Ajah Gris. Plutôt mince, elle arborait une poitrine opulente. Des cheveux noirs cascadant dans son dos, elle avait le regard voilé, comme si elle subissait une écrasante pression.
Elaida attendait, assise à une table. Sur le pas de la porte, Egwene hésita. La première fois qu’elle revoyait sa rivale depuis qu’elle avait quitté la tour avec Nynaeve et Elayne pour partir à la poursuite de l’Ajah Noir. Un moment décisif qui semblait remonter à une éternité.
Belle et majestueuse, Elaida avait perdu un peu de son austérité naturelle. Un sourire sur les lèvres, elle semblait savourer une plaisanterie qu’elle était seule à comprendre. Sculpté, doré et peint en rouge et blanc, son fauteuil n’était pas très loin d’un trône. Le couvert était mis pour deux, l’invitée étant presque certainement la sœur grise.
Egwene entrait pour la première fois dans les appartements privés d’une Chaire d’Amyrlin. Pourtant, elle imaginait sans peine ceux de Siuan. Des lieux simples, avec juste ce qu’il fallait de décorum pour indiquer qu’ils abritaient une personne importante. Rien d’ostentatoire, cependant, afin de ne pas accaparer l’attention. Sous le règne de Siuan, chaque objet devait avoir eu une fonction, et peut-être plusieurs. Des guéridons avec compartiment secret… Des tapisseries qui dissimulaient des cartes, ou en portaient une imprimée au verso. Des épées décoratives affûtées et huilées, au cas où les Champions en auraient eu besoin.
Enfin, Egwene se faisait peut-être des idées…
Non contente de choisir d’autres appartements, Elaida avait forcé sur la décoration. Toutes les pièces n’étaient pas terminées – selon les rumeurs, elle en annexait une nouvelle presque chaque jour –, mais le résultat promettait d’être impressionnant.
Dans la salle à manger, des tentures et des tapisseries flambant neuves couvraient les murs et pendaient du plafond. Tearien bien entendu, le tapis géant, si finement tissé qu’on aurait pu le prendre pour un tableau, représentait des oiseaux en plein vol. Tous d’un style différent, les meubles avaient pour point commun la finesse de leurs sculptures et de leurs incrustations d’ivoire. Les motifs, eux, allaient des incontournables vignes aux serpents entrelacés en passant par des figures géométriques.
Mais il y avait pire que ces coûteuses extravagances. L’étole qui reposait sur les épaules de l’usurpatrice comptait six couleurs. Oui, six rayures et pas sept !
Bien qu’Egwene n’ait pas choisi un Ajah, elle aurait opté pour le vert. Ça ne l’empêcha pas de frémir de rage en constatant l’absence du bleu sur l’étole. Même la Chaire d’Amyrlin n’avait pas le droit d’abolir un Ajah !
Fidèle à sa tactique, Egwene tint sa langue. L’enjeu de cette soirée, c’était de survivre. Pour le bien de la tour, elle encaissait chaque jour des punitions. Supporter l’arrogance d’Elaida ne serait pas pire.
— Pas de révérence ? siffla Elaida lorsque la prisonnière avança. Tu es une tête de mule, on m’a prévenue. Après ce dîner, va donc voir la Maîtresse des Novices, et informe-la de ta transgression. Que dis-tu de ce programme ?
Que tu es pour la tour une infection pire que toutes les maladies qui ont un jour frappé Tar Valon. Et que…
Egwene détourna le regard d’Elaida et, honteuse jusqu’à la moelle des os, baissa humblement la tête.
Interprétant ce geste comme il le fallait, la dirigeante éclata de rire.
— Franchement, je m’attendais à plus de résistance… On dirait que Silviana connaît son travail. Une bonne nouvelle. Je craignais qu’elle ait tendance à se relâcher, comme tant d’autres sœurs. Bon, si tu te bougeais un peu, ma fille ? Je n’attendrai pas jusqu’à minuit pour dîner.
Les poings serrés, Egwene ne lâcha pas un mot. Contre un mur, une longue table de service proposait une série d’assiettes d’argent couvertes d’une cloche. Des plats chauds, si on en jugeait par la condensation, sur la protection également en argent. Une soupière, elle aussi en argent, complétait le dispositif.