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Du coin de l’œil, Egwene vit que la sœur grise était toujours plantée près de la porte. La pauvre semblait terrifiée. Egwene n’avait jamais vu une Aes Sedai dans un tel état de panique. Qu’est-ce qui pouvait expliquer ça ?

— Viens, Meidani ! lança Elaida à son invitée. Tu veux rester debout toute la soirée ?

Egwene réussit de justesse à cacher sa surprise. Meidani ? Une des sœurs chargées par Sheriam et compagnie d’espionner la Tour Blanche.

Alors qu’elle soulevait les cloches l’une après l’autre, la prisonnière jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Meidani avait enfin pris place sur un siège nettement plus sobre, à côté d’Elaida. Pour dîner, la sœur grise se mettait-elle toujours sur son trente et un ? Des émeraudes brillaient à son cou, et sa robe de soie verte très chic mettait en valeur sa poitrine. Des seins qui auraient paru tout à fait normaux chez une autre femme, mais avec sa minceur…

Beonin affirmait avoir prévenu les espionnes grises qu’Elaida les avait démasquées. Dans ce cas, pourquoi Meidani n’avait-elle pas quitté la tour ? Qu’est-ce qui la retenait ici ?

Au moins, sa panique était compréhensible…

— Meidani, dit Elaida après avoir bu une gorgée de vin, tu es blanche comme un linge, aujourd’hui. Tu es sûre de t’exposer assez au soleil ?

— J’ai passé beaucoup de temps sur des archives historiques, Elaida. Aurais-tu oublié ?

— Oui, oui, c’est vrai… Je tiens à savoir ce qu’on faisait aux traîtresses, par le passé. À mes yeux, la décapitation semble une punition trop… primaire. Les femmes qui ont brisé la tour – celles qui se rengorgent de leur trahison – mériteront un châtiment très spécial. Continue tes recherches, ma chère.

Meidani posa les mains sur ses genoux. À la place d’une Aes Sedai, n’importe qui d’autre aurait eu le front lustré de sueur.

Les phalanges blanches tant elle serrait la louche, Egwene remua la soupe. Elaida savait, pour Meidani. Et pourtant, elle l’invitait à dîner. Un jeu pervers…

— Plus vite, ma fille ! lança Elaida à Egwene.

La prisonnière prit la soupière par ses anses, encore chaudes sous ses doigts, et approcha de la table. Là, elle remplit deux assiettes creuses d’un bouillon brunâtre où flottaient des champignons appelés Couronnes de la Reine. Le potage était si poivré que tous les autres goûts devaient disparaître. Avec toute la nourriture avariée, sans épice, la soupe aurait été immangeable.

Egwene travaillait comme un automate – ou la roue d’une charrette tirée par des bœufs. Aucune initiative à prendre, pas un mot à prononcer… Travailler, voilà tout.

Les assiettes servies, elle alla chercher le panier de pain et posa un petit morceau – pas trop croustillant – sur chaque soucoupe. Faisant un nouvel aller-retour, elle ajouta une jolie rosace de beurre, coupée avec une parfaite précision dans une grosse motte.

On ne grandissait pas dans une auberge sans apprendre à servir à table.

Tout en travaillant, Egwene bouillait intérieurement. Chaque pas était une torture, et pas à cause de son postérieur en feu. La douleur physique, bizarrement, passait au second plan. En revanche, se taire et ne pas rentrer dans le lard de l’usurpatrice était une torture.

Alors que les dîneuses s’attaquaient à leur soupe – en faisant mine de ne pas voir les charançons dans le pain –, Egwene se retira près de la table de service et attendit, les mains croisées dans le dos.

Elaida lui jeta un coup d’œil et sourit, ravie par ce qu’elle prenait pour un signe de soumission. En réalité, Egwene se forçait à ne pas bouger pour ne pas foncer sur l’usurpatrice et la gifler à la volée. Par la Lumière, que c’était difficile !

— De quoi parle-t-on à la tour, Meidani ? demanda Elaida en trempant le pain dans sa soupe.

— Je… Je n’ai guère le temps d’écouter.

Elaida se pencha vers sa proie.

— Oh, tu sais sûrement quelque chose. Tu as des oreilles, comme tout le monde, et même les sœurs grises doivent bavarder. Que disent-elles au sujet des renégates ?

Meidani devint encore plus blême.

— Je… Je…

— Eh bien…, soupira Elaida. Quand nous étions novices, tu n’étais pas si gourde, me semble-t-il. Ces dernières semaines, tu ne m’as guère impressionnée. Je me demande au nom de quoi on t’a un jour donné un châle. Tes épaules ne sont peut-être pas faites pour le porter.

Meidani écarquilla les yeux.

— Voyons, fit Elaida, je te taquine. Continue à manger.

Une taquinerie ! En faisant allusion à une terrible exaction. Avoir dépouillé une femme du châle, l’humiliant au point qu’elle soit obligée de fuir la tour. Lumière ! Qu’était-il arrivé à Elaida ? Quand Egwene l’avait connue, elle était sévère, mais pas tyrannique. Le pouvoir, peut-être ? Chez Elaida, accéder au titre suprême avait transformé la rigueur en maniaquerie et la sévérité en cruauté.

Meidani osa enfin relever les yeux.

— J’ai entendu des sœurs s’inquiéter au sujet des Seanchaniens.

Elaida eut un geste nonchalant.

— Pour nous menacer, ils sont bien trop loin. Je me demande s’ils n’œuvrent pas en secret pour le Dragon Réincarné. Quoi qu’il en soit, d’après moi, les rumeurs qui les concernent sont lourdement exagérées. (Elaida regarda Egwene du coin de l’œil.) Depuis toujours, les gens qui croient tout ce qu’ils entendent me font bien rire…

Egwene en resta muette. Heureusement, en un sens. Si les Seanchaniens avaient mis un collier autour de son cou d’idiote, pour sûr qu’elle en aurait rabattu. Parfois, Egwene sentait encore sur sa gorge le contact de l’a’dam, impossible à déplacer, d’où d’atroces démangeaisons. À l’occasion, elle avait encore des vertiges en bougeant, comme s’il lui semblait anormal de ne pas être prisonnière, le bout de sa laisse en argent accroché à un clou dans le mur.

Elle se souvenait très bien de ses rêves, et ne perdait jamais de vue qu’ils étaient prophétiques. Les Seanchaniens frapperaient directement la Tour Blanche. Mais Elaida, à l’évidence, n’avait pas tenu compte de ses avertissements.

D’un geste, elle indiqua à Egwene de resservir de la soupe.

— Non, Meidani, les Seanchaniens ne sont pas une menace. Le problème, c’est le manque de discipline des Aes Sedai. Que dois-je faire pour que cessent ces ridicules pourparlers ? Et combien de sœurs devront subir des pénitences avant de reconnaître mon autorité ?

La dirigeante tapa avec sa cuillère sur le bord de son assiette. Egwene reprit la soupière et s’empara de la louche.

— Si les sœurs avaient été disciplinées, reprit Elaida, la tour ne serait pas divisée. Et les renégates auraient obéi, au lieu de s’enfuir comme une volée de moineaux. Du coup, le Dragon Réincarné serait entre nos mains et nous en aurions terminé avec ces affreux types qui se « forment » dans leur Tour Noire. Qu’en penses-tu, Meidani ?

— Je… Eh bien, l’obéissance est une vertu nécessaire.

Tandis qu’Egwene la servait, Elaida secoua la tête.

— Tout le monde admet ça. Ma question, c’est : que faire ? Heureusement, j’ai ma petite idée. N’as-tu jamais été frappée par quelque chose, au sujet des Trois Serments ? Aucun ne mentionne l’obéissance à la Tour Blanche. Les sœurs ne doivent pas mentir, n’ont pas le droit de fabriquer une arme qui permette à des hommes d’en tuer d’autres, et il leur est interdit d’utiliser le Pouvoir pour combattre, sauf en cas de légitime défense. Depuis toujours, ces serments, je les trouve laxistes. Pourquoi cette absence d’engagement à obéir à la Chaire d’Amyrlin ? Si nous y étions toutes contraintes, tu imagines combien de douleur et de malheur nous serait épargnés ? Je crois qu’une réforme est d’actualité.

Egwene ne broncha pas. Au début, elle n’avait pas mesuré non plus l’importance des Trois Serments. Bien des novices et des Acceptées, supposait-elle, devaient avoir les mêmes doutes. Comme il convenait, devenue une Aes Sedai, elle avait révisé sa position. Les Trois Serments étaient l’essence même des Aes Sedai. Grâce à eux, les sœurs faisaient ce qu’il fallait pour le monde. Et elles étaient protégées des pires accusations.