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Une réforme… Un désastre sans précédent, plutôt. Elaida aurait dû le savoir.

Souriant d’aise, l’usurpatrice s’attaqua de nouveau à sa soupe, sans doute en pensant au quatrième Serment qui porterait son nom. Ne voyait-elle pas à quel point ça minerait les fondations de la tour ? Du statut de dirigeante, la Chaire d’Amyrlin passerait à celui de despote.

Egwene aurait juré que son sang était beaucoup plus chaud que la soupe. Cette Elaida de malheur… La cause des problèmes de la tour, c’était elle. Même chose pour la division. En plus, elle avait fait capturer Rand pour qu’il soit roué de coups. Un désastre, cette idiote !

Egwene s’avisa qu’elle tremblait. Encore quelques minutes, et elle fondrait sur Elaida pour lui dire ses quatre vérités. Certains torrents n’étaient pas endiguables.

Non ! Si j’agis ainsi, ma guerre se terminera ce soir, et j’aurai perdu.

Pour éviter une catastrophe, Egwene fit la seule chose qui lui vint à l’esprit : laisser tomber la soupe.

Le liquide brunâtre se répandit sur les oiseaux multicolores du tapis. Avec un juron, Elaida se leva et recula pour ne pas être touchée par cette marée. Sur sa robe, il n’y avait pas une goutte – un crève-cœur.

Très calme, Egwene saisit une serviette, sur la table, et commença à éponger.

— Crétine maladroite ! grinça Elaida.

— Je m’excuse, souffla Egwene. J’aimerais tant que ce ne soit pas arrivé…

La stricte vérité, sauf qu’elle parlait de tous les événements de la soirée – et même bien au-delà.

Elle aurait aimé qu’Elaida ne dirige pas la tour. Que celle-ci n’ait jamais été divisée.

Qu’elle n’ait pas renversé la soupe…

Mais c’était fait, et à présent, il fallait nettoyer.

— Ce tapis vaut plus que ton village entier, Naturelle ! rugit Elaida. Meidani, aide-la !

La sœur grise n’émit aucune objection. Avisant un seau où avait dû rafraîchir du vin, elle s’en empara et vola au secours d’Egwene. Gagnant une porte, au fond de la pièce, Elaida héla des serviteurs.

— Fais-moi appeler chez toi…, souffla Egwene quand Meidani s’agenouilla à côté d’elle.

— Pardon ?

— Fais-moi parvenir une convocation. Nous devons parler.

À l’origine, Egwene avait décidé d’éviter les espionnes de Salidar – en laissant Beonin être sa messagère. Mais elle avait trop de questions à leur poser. Pourquoi Meidani n’avait-elle pas quitté la tour ? Quels étaient leurs projets ? Une autre d’entre elles était-elle devenue la « favorite » d’Elaida, lui servant de souffre-douleur ?

Meidani jeta un coup d’œil à Elaida, puis elle répondit :

— Je n’en ai peut-être plus l’air, parfois, mais je suis une sœur, gamine. Donc, je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi.

— Je suis ta Chaire d’Amyrlin, Meidani, fit calmement Egwene en essorant dans un pichet sa serviette imbibée de soupe. Tu serais inspirée de t’en souvenir. Sinon, les Trois Serments seront remplacés par le vœu de servir Elaida jusqu’à la fin des temps.

Meidani frissonna quand la dirigeante appela de nouveau au secours. À l’évidence, la pauvre sœur grise avait eu des temps difficiles, ces dernières semaines.

Egwene lui posa une main sur l’épaule.

— Elaida peut être renversée, Meidani. Après, la tour sera réunifiée. Je ferai en sorte que ça arrive, mais il ne faut pas perdre courage. Fais-moi signe.

Meidani leva les yeux du sol.

— Comment… Comment fais-tu ? On raconte que tu subis trois ou quatre séances par jour, et qu’il te faut une guérison après chacune pour tenir le coup. Comment supportes-tu ça ?

— J’encaisse parce qu’il le faut, répondit Egwene. Comme nous le faisons toutes. Espionner Elaida est difficile, ça se voit, mais sache que ton travail est reconnu à sa juste valeur.

Egwene n’aurait pas juré que Meidani était spécifiquement chargée d’espionner Elaida. Mais penser qu’on souffrait pour la bonne cause s’avérait toujours réconfortant. D’ailleurs, la remarque sembla avoir fait mouche, car Meidani se redressa, le moral regonflé, et murmura un « merci » qui venait du cœur.

Elaida approcha, suivie par trois servantes.

— Fais-moi signe, ordonna une dernière fois Egwene dans un souffle. Dans la tour, je suis une des rares personnes qui aient une bonne excuse pour traverser les quartiers de tous les Ajah. Je peux réparer ce qui a été brisé, mais j’aurai besoin de ton aide.

Meidani hésita puis finit par murmurer :

— Très bien, oui…

— Toi ! rugit Elaida en fondant sur Egwene. Hors de ma vue ! Dis à Silviana de te flageller comme elle ne l’a jamais fait à une femme. Je veux qu’elle te massacre, puis qu’elle te guérisse avant de te tabasser à nouveau. File !

Egwene se leva et tendit sa serviette à une des servantes. Puis elle se dirigea vers la sortie.

— Et ne va pas croire que ta maladresse t’exemptera de service ! Très bientôt, tu devras de nouveau officier pendant mon dîner. Et si tu renverses une goutte de quoi que ce soit, tu passeras une semaine dans une cellule sans fenêtres ni lumière. C’est compris ?

Egwene sortit dignement. Cette furie avait-elle été un jour une Aes Sedai capable de contrôler ses émotions ?

Cela dit, la prisonnière avait perdu la maîtrise des siennes. Parce qu’elle n’aurait jamais dû se mettre dans la situation de devoir lâcher la soupe pour faire diversion. En clair, elle avait sous-estimé le pouvoir de nuisance d’Elaida, mais elle ne commettrait pas deux fois la même erreur.

En marchant, elle se calma un peu.

On ne s’énerve pas contre un renard qui a mangé des poules… On pose un piège, et on se débarrasse de lui. La colère n’a rien à voir là-dedans.

Les mains sentant toujours le poivre, Egwene descendit jusqu’au premier niveau de la tour, où se trouvait le réfectoire des novices, à côté des cuisines. Ces neuf derniers jours, elle avait sué sang et eau sur les chaudrons à récurer. Toutes les novices croulaient sous les corvées. L’odeur des cuisines – un mélange de fumée, de charbon de bois, de soupe qui mijote et de savon à récurer – lui était des plus familières. À dire vrai, elle ne différait pas beaucoup de celle qui flottait dans la cuisine de l’auberge paternelle, à Champ d’Emond.

Dans la grande salle vide, Egwene repéra un plateau solitaire en regard d’une place. Dessus, une assiette refroidissait malgré le couvercle censé l’en empêcher. Sur le banc, les novices avaient laissé son coussin, pour ménager ses fesses douloureuses.

Même si le geste la touchait, Egwene poussa le plateau et s’assit à côté du coussin.

Sous le couvercle, elle découvrit une portion de la soupe qu’elle venait de renverser. Pas trace du plat principal – de la viande en sauce avec des haricots – qui figurait sur le menu d’Elaida.

Ça restait de la nourriture, et l’estomac de la prisonnière fut ravi de s’en remplir. Elaida n’ayant pas ordonné qu’elle file sans tarder se faire punir, l’ordre de Silviana avait la préséance. En tout cas, c’était suffisamment interprétable pour qu’elle ne risque pas grand-chose.

Seule, elle se restaura sans hâte. Trop poivrée, la soupe lui emporta la bouche, mais elle ne s’en soucia pas. À part ça, elle était plutôt bonne. En plus, on lui avait laissé aussi un peu de pain. L’entame de la miche, mais c’était mieux que rien. Tout bien pesé, un repas convenable pour quelqu’un qui redoutait de jeûner.

En mangeant, Egwene écouta Laras enguirlander les filles de cuisine qui s’occupaient de tout ranger. Son propre calme finit par l’étonner. En elle, quelque chose avait changé. Être en face d’Elaida, la femme à qui elle s’opposait depuis des mois, la forçait à regarder sous un nouvel angle tout ce qu’elle avait fait jusque-là.