Elle était partie avec l’idée de décrédibiliser Elaida afin de prendre en douceur le contrôle de la tour. Décrédibiliser Elaida ? Inutile de perdre son temps avec ça, elle s’en chargeait toute seule. Par exemple, on imaginait la réaction des représentantes et des dirigeantes des Ajah quand elle annoncerait son intention de réformer les Trois Serments.
Elaida serait renversée, qu’elle y contribue ou non. Mais le devoir de la vraie Chaire d’Amyrlin n’était pas d’accélérer le processus. Non, sa mission, c’était d’empêcher la tour de s’écrouler avec ses occupantes à l’intérieur. La désunion était allée trop loin. L’enjeu serait désormais de barrer le chemin au chaos et de réunifier la tour.
Quand elle eut saucé le reste de soupe avec son morceau de pain, Egwene comprit qu’elle devrait faire son possible pour soutenir les Aes Sedai livrées aux fantaisies de l’usurpatrice. Le temps pressait, vraiment…
Sans guide, quel mal Rand faisait-il au monde ? Et les Seanchaniens, quand décideraient-ils d’attaquer le Nord ? Pour atteindre Tar Valon, ils devraient passer par Andor – une série de massacres en perspective. Avant leur arrivée, elle aurait un répit, mais il ne faudrait tout de même pas traîner…
Egwene emporta son assiette dans la cuisine et la lava, un civisme qui lui valut un regard approbateur de Laras. Après, elle prit le chemin du bureau de Silviana.
Sa pénitence, espérait-elle, serait vite expédiée, parce qu’elle avait l’intention d’aller voir Leane, comme tous les soirs.
Après avoir frappé à la porte, elle entra dans le bureau et trouva Silviana en train d’étudier un épais grimoire à la lumière de deux lampes en argent.
Dès que sa visiteuse fut là, la Maîtresse des Novices marqua sa page avec un ruban rouge puis ferma l’ouvrage.
Egwene parvint à lire le titre. Méditations sur une flamme vacillante. Un essai sur l’ascension de plusieurs Chaires d’Amyrlin. Étrange, ça…
La prisonnière prit place sur le tabouret – sans trahir sa douleur, toujours présente –, et décrivit calmement sa catastrophique soirée, en omettant qu’elle avait fait exprès de renverser la soupe. Elle précisa, cependant, que c’était arrivé après qu’Elaida eut claironné son intention de réformer les Trois Serments.
Une nouvelle que Silviana accueillit pensivement.
— Eh bien, dit-elle en se levant, la Chaire d’Amyrlin a parlé.
— Oui, j’ai parlé, fit Egwene.
Sur ces mots, elle se leva et alla s’installer sur la table de torture, la jupe et le reste relevés.
Silviana hésita… puis abattit sa ceinture.
Bizarrement, Egwene n’éprouva aucun désir de crier. C’était atroce, bien entendu, mais pas un son ne daignait sortir de sa bouche.
Pas pour une punition si ridicule.
En revanche, elle se remémora son chagrin, en voyant des sœurs se croiser dans les couloirs, méfiantes comme si elles allaient se sauter à la gorge. Et sa colère, quand elle avait été obligée de servir Elaida sans dire un mot.
Enfin, elle pensa au pire, dans tout ça. Un avenir où toutes les sœurs, via un serment, seraient contraintes d’obéir à une Chaire d’Amyrlin folle et perverse.
Elle songea aussi à la pauvre Meidani, qui ne méritait pas d’être traitée ainsi. Aucune sœur n’aurait dû subir pareil sort. L’incarcération, c’était une chose. Mais briser une femme et s’amuser avec elle en évoquant les tortures à venir… Insupportable !
Chacun de ces éléments était un poignard qui transperçait le cœur d’Egwene. Alors que son calvaire continuait, elle comprit que tout ce qu’on pourrait infliger à son corps n’égalerait pas sa souffrance morale. Voir la Tour Blanche torturée par Elaida lui brisait le cœur. Comparés à ça, les coups de ceinture n’étaient rien.
Soudain, elle éclata de rire.
Pas d’un rire forcé, mais de défi. Le rire du doute et de l’incrédulité. Comment ces folles pouvaient-elles penser que la frapper résoudrait quoi que ce soit ? C’était grotesque.
Les coups cessèrent de pleuvoir. Surprise, Egwene se retourna. Ça ne pouvait pas être déjà terminé.
Silviana la regardait, l’air troublée.
— Mon enfant, ça va ?
— Du mieux possible.
— Tu es sûre ? Comment ça se passe, dans ta tête ?
Elle croit que j’ai craqué sous la pression. Elle me frappe et j’en ris tout haut.
— Très bien… Mieux que jamais. Je ne ris pas parce que j’ai perdu la raison, Silviana, mais parce que me flageller ainsi est ridicule.
La Maîtresse des Novices se rembrunit.
— Tu ne remarques donc rien ? Et tu ne souffres pas de voir la Tour Blanche tomber en ruine devant tes yeux ? Une simple correction peut-elle être pire que ça ?
Silviana ne répondit pas.
Je comprends enfin, pensa Egwene. Je n’avais pas saisi ce que font les Aiels. M’endurcir, voilà ce qui devait me permettre de rire de la souffrance. C’était mon idée, et je me suis trompée. S’endurcir ne change rien. C’est comprendre qui fait la différence.
Abandonner la Tour Blanche et les sœurs… Ça, c’était susceptible de la briser. Étant la Chaire d’Amyrlin, elle devrait empêcher la catastrophe.
— Je ne peux pas refuser de te punir, dit Silviana. Tu en as conscience ?
— Bien entendu. Mais s’il te plaît, remets-moi quelque chose à l’esprit. Qu’as-tu dit au sujet de Shemerin ? Pourquoi Elaida a-t-elle pu la dépouiller de son châle ?
— Parce que Shemerin a accepté la sentence. Elle a cru avoir pour de bon perdu son statut. Et elle n’a pas résisté.
— Je ne ferai pas la même erreur, Silviana. Elaida peut dire ce qu’elle veut, ça ne changera pas ce que je suis, ni ce que nous sommes toutes. Si elle tente de réformer les Trois Serments, certaines sœurs se battront pour défendre ce qui est juste. En conséquence, quand tu me frappes, c’est sur la Chaire d’Amyrlin que tu t’acharnes. Selon moi, c’est assez amusant pour qu’on en rie toutes les deux.
La séance continua, Egwene accueillant la souffrance comme si elle ne signifiait rien. Une idée l’obsédait, cependant : que ça finisse vite, parce qu’elle avait beaucoup à faire.
3
Les chemins de l’honneur
Accroupie au sommet d’une petite colline en compagnie de deux sœurs de la Lance, de Rhuarc et de quatre éclaireurs de l’ordre guerrier des Sang Fidèle, Aviendha observait les réfugiés. Un ramassis de pauvres gens, ces Domani des terres mouillées. Le visage crasseux comme celui d’un Aiel qui ne serait pas entré dans une tente-étuve depuis des mois, ils traînaient avec eux des enfants trop affamés pour pleurer. Toute décrépite, une mule tirait l’unique charrette dont disposaient ces miséreux. Tout ce qu’ils n’avaient pas pu entasser dans le véhicule, ils le portaient à dos d’homme ou de femme. L’un dans l’autre, ça ne faisait pas grand-chose. Sur une piste qui ne méritait pas le nom de route, ils avançaient timidement vers le nord. Parce qu’un village se dressait dans cette direction ? Ou simplement pour fuir les dangers de la côte ?
Le paysage jalonné de collines était très dégagé, à l’exception de rares bosquets. Alors que moins de cent pas les séparaient, les réfugiés n’avaient toujours pas vu Aviendha et ses compagnons. Comment les gens des terres mouillées pouvaient-ils être si aveugles ? Ne regardaient-ils pas autour d’eux, pour repérer toutes les bizarreries ? Ne comprenaient-ils pas que progresser si près d’une colline était une invitation pour d’éventuels espions ? Avant d’en approcher, ils auraient dû sécuriser le site avec leurs éclaireurs.