S’en fichaient-ils complètement ? Mais comment pouvait-on se moquer du risque d’être épié par une Promise ou un guerrier armés de leurs lances ? Au fond, ils étaient peut-être pressés de se réveiller du rêve qu’était la vie.
Aviendha ne redoutait pas la mort. Mais il y avait une grande différence entre l’accepter et la rechercher.
Les villes, c’est ça le problème…
Comme une plaie qui ne guérit pas, les cités puaient et grouillaient de vermine. Certaines relevaient le niveau – à Caemlyn, Elayne faisait un travail admirable –, mais ça ne suffisait pas. Même dans les meilleures, il y avait trop de gens, et vivre toujours au même endroit ramollissait vite le cerveau. Si ces réfugiés avaient été des nomades habitués à compter sur leurs jambes et pas sur un cheval – la lubie des terres mouillées –, quitter leurs villes et leurs villages n’aurait pas été si difficile. Chez les Aiels, les artisans étaient assez entraînés pour se défendre, les enfants pouvaient survivre des jours dans la nature, et même les forgerons étaient capables d’avaler très vite de grandes distances. En moins d’une heure, un clan entier pouvait se mettre en chemin sans avoir besoin de chariots pour emporter toutes ses possessions.
Les gens des terres mouillées étaient plus qu’étranges, vraiment… Pourtant, Aviendha avait pitié des réfugiés. Une émotion qui la surprenait. Même si elle n’était pas sans cœur, son devoir restait ailleurs, aux côtés de Rand al’Thor. Alors, pourquoi cette compassion pour des Domani qu’elle n’avait jamais vus ?
Eh bien, le temps passé avec Elayne Trakand, sa première-sœur, lui avait appris que tous les habitants des terres mouillés n’étaient pas ramollis et faibles. La majorité, oui, mais… Se soucier de ceux qui n’étaient pas en mesure de le faire seuls était… honorable.
Ces réfugiés, Aviendha tentait de les voir comme sa première-sœur les aurait vus. Mais la conception du pouvoir d’Elayne la dépassait encore. Rien à voir avec le commandement d’un groupe de Promises, pendant un raid. Là, seuls l’instinct et l’efficacité comptaient.
Elayne n’aurait pas considéré ces réfugiés comme un danger, ni comme de potentiels soldats ennemis. Même s’ils n’appartenaient pas à son peuple, elle se serait sentie responsable d’eux. Se débrouillant pour leur faire parvenir des vivres, elle aurait peut-être mobilisé des soldats pour leur permettre de s’installer dans un lieu sûr. Ce faisant, elle aurait annexé une petite partie d’un royaume voisin…
Jadis, Aviendha aurait laissé ces préoccupations aux chefs de tribu et aux Maîtresses du Toit. Mais elle n’était plus une Promise, c’était acté et accepté. Désormais, elle vivait sous un toit différent. Et elle se sentait honteuse d’avoir résisté si longtemps au changement.
Mais ça la laissait avec un problème sur les bras. À quel honneur pouvait-elle encore se raccrocher ? Plus une Promise, pas encore une Matriarche… Dans les lances, elle avait trouvé toute son identité, sa personnalité fondue dans leur pointe aussi intimement que le carbone qui s’unissait au fer pour en faire de l’acier. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait grandi avec la certitude d’être un jour une Far Dareis Mai. D’ailleurs, elle avait rejoint très tôt les sœurs de la Lance. Ensuite, elle avait été fière de sa vie et de ses compagnes. Jusqu’à ce qu’une lance la transperce, l’eau de son corps se vidant dans la terre desséchée du désert, elle avait fièrement servi son clan et sa tribu.
Mais elle n’était pas dans la Tierce-Terre, et plus d’une fois, elle avait entendu des guerriers se demander si les Aiels y retourneraient un jour. La vie de son peuple changeait, et elle n’aimait pas ça. Plus silencieux qu’un éclaireur et plus mortel qu’un assassin, le changement ne pouvait être ni repéré ni pourfendu. Oui, elle s’en méfiait – mais elle l’acceptait. Avec le temps, elle comprendrait la vision du monde d’Elayne et apprendrait à réfléchir comme un vrai chef.
Dans sa nouvelle vie, elle trouverait les chemins de l’honneur, d’une façon ou d’une autre.
— Aucun danger…, murmura Heirn, posté avec les autres Sang Fidèle, sur le flanc droit des Promises.
L’œil vif, Rhuarc, chef des Aiels Taardad, observait aussi les réfugiés.
— Les morts marchent, dit-il, et les hommes tombent au hasard sous la coupe de l’Aveugleur, leur sang corrompu comme l’eau d’un puits empoisonné. Ceux-là sont des imbéciles qui fuient les ravages de la guerre. À moins qu’ils soient tout autre chose… Nous garderons nos distances.
Aviendha balaya du regard l’interminable colonne de réfugiés. Selon elle, Rhuarc se trompait. Aucun risque qu’il s’agisse de spectres ou de monstres. En présence de ces engeances, quelque chose l’avertissait. Une sorte de frisson, comme si elle était sur le point de subir une attaque.
Cela dit, Rhuarc était la voix de la sagesse. Dans le désert, on apprenait la prudence, car une simple brindille pouvait vous coûter la vie.
Les huit Aiels descendirent de leur perchoir pour gagner la plaine qui se déroulait de ce côté de la colline. Après des mois passés dans les terres mouillées, Aviendha trouvait toujours les paysages déconcertants. Ici, les arbres étaient grands, avec de longues branches et une multitude de bourgeons. Lorsque son groupe traversait un terrain couvert d’herbe jaunie par l’hiver et de feuilles mortes, ces végétaux semblaient si gorgés d’eau qu’on s’attendait à les voir éclater sous ses pieds. Les habitants des terres mouillées, elle le savait, trouvaient que le printemps mettait une éternité à arriver. Pourtant, il était déjà plus fécond que celui de la Tierce-Terre.
Là-bas, cette plaine, avec les collines comme protection et point d’observation, aurait été en un clin d’œil réquisitionnée par un clan et utilisée pour les semailles. Ici, ce n’était qu’un coin de terre isolé parmi des milliers d’autres. Une fois encore, c’était la faute des villes. Les plus proches étaient encore trop loin pour qu’on y installe une « exploitation agricole ».
En silence, les Aiels se mirent en chemin, longeant les flancs des collines à une vitesse impressionnante. Malgré le boucan qu’ils produisaient, les chevaux ne pouvaient pas en remontrer aux hommes. Pourquoi tout le monde, ici, insistait pour se déplacer sur ces horribles bêtes ? Un mystère.
Depuis peu, Aviendha semblait apte à comprendre le raisonnement d’un général ou d’une reine. Cela dit, elle doutait de comprendre totalement leurs troupes ou leurs peuples. Des gens vraiment trop bizarres. Même Rand al’Thor.
Surtout Rand al’Thor ! Aviendha sourit au souvenir du regard franc de son bien-aimé. Son odeur, elle semblait l’avoir encore dans les narines – un mélange de savon parfumé, à la mode des terres mouillées, et d’une fragrance qui n’appartenait qu’à lui.
Cet homme, elle l’épouserait. Sur ce point, elle était aussi déterminée qu’Elayne. Par bonheur, étant premières-sœurs, elles pourraient s’unir à lui toutes les deux, comme il convenait.
Certes, mais comment pouvait-elle avoir l’ambition d’épouser quelqu’un, désormais ? Son honneur était niché dans ses lances. Des lances devenues la boucle du ceinturon que Rand al’Thor portait autour de la taille. Un cadeau de sa part…
Un jour, il l’avait demandée en mariage. Un homme ? Prendre une telle initiative ? Encore une coutume délirante des terres mouillées. Même en oubliant le côté farfelu – et l’injure vis-à-vis d’Elayne que ça représentait –, Aviendha n’aurait jamais accepté de prendre un époux dans ces conditions. Ne pouvait-il pas comprendre qu’une femme devait déposer de l’honneur dans une corbeille de mariage ? Que pouvait offrir une pauvre apprentie comme elle ? Voulait-il qu’elle se donne à lui comme une… inférieure ? Le plus court chemin vers la honte…