À la profonde satisfaction d’Egwene, Silviana avait proposé de reprêter ses serments la première et en présence de tout le Hall. Aussitôt après, Egwene avait juré aussi, avant d’annoncer que chaque rebelle avait prouvé, au camp, qu’elle n’était pas un Suppôt des Ténèbres.
En tout, on avait capturé trois sœurs que Verin n’avait pas démasquées. Seulement trois ! Quelle impitoyable précision. Verin avait fait un travail hors du commun.
Egwene reposa aussi ce rapport. Savoir que des sœurs noires étaient passées à travers les mailles de son filet lui retournait l’estomac. Soixante traîtresses ! Elle connaissait les noms de soixante sœurs noires, et toutes s’étaient enfuies. Avec celles qui avaient fui le camp, on arrivait à quatre-vingts Suppôts.
Je te trouverai, Alviarin. Et toutes les autres aussi. Au sein de la tour, vous étiez une ignoble pourriture. N’espérez pas vous répandre partout. Egwene al’Vere vous éradiquera.
La Chaire d’Amyrlin saisit un autre rapport. Sur celui-là, la liste était très courte. Les noms de toutes les femmes de la tour qui n’étaient pas sur la liste de Verin et qui avaient disparu, enlevées par les Seanchaniens ou simplement volatilisées.
Verin était sûre qu’une Rejetée, Mesaana, se cachait à la tour. Les aveux de Sheriam confirmaient cette hypothèse.
Quand les sœurs avaient prêté à nouveau leurs serments, aucune alliée du Ténébreux n’avait été démasquée. Pas de chance ! En revanche, si tout se passait bien, cette cérémonie rapprocherait les Ajah. Au moins en les détendant, puisqu’ils n’auraient plus à craindre d’avoir des ennemies en leur sein.
Chaque médaille ayant son revers, en donnant des preuves que l’Ajah Noir existait bien, les Aes Sedai risquaient de s’affaiblir mutuellement.
Cela dit, Egwene avait un problème plus pressant. Pensive, elle baissa les yeux sur la liste qu’elle tenait.
Toutes les sœurs de la Tour Blanche avaient prouvé qu’elles n’œuvraient pas pour les Ténèbres. Et chaque femme de la liste dressée par Verin était une alliée des Ténèbres endurcie.
Parmi ces sœurs noires, certaines avaient été mises à mort, d’autres étaient prisonnières et d’autres encore avaient fui la tour le jour de l’élévation d’Egwene. Quelques-unes avaient été prises par les Seanchaniens, mais d’autres étaient absentes ce fameux jour, et depuis plus de temps qu’on s’y serait attendue. Des sœurs avaient mission de trouver et de surveiller ces femmes.
Au fond, avec un peu de chance, la Rejetée pouvait avoir fait partie des captives. L’imaginer entre les mains des Seanchaniens était… réjouissant. Mais Egwene n’avait plus l’âge de croire aux contes de fées. Une Rejetée ne se serait pas laissé prendre ainsi. Et pour commencer, elle aurait été informée du raid…
Ça laissait les trois noms inscrits sur la liste posée devant Egwene. Nalasia Merhan, une sœur marron. Teramina, une verte, et Jamilla Norish, une rouge. Toutes trois très peu puissantes dans le Pouvoir. Et présentes à la tour depuis des années. Il semblait impossible que Mesaana ait joué la comédie si longtemps sans se trahir.
Egwene avait une intuition – voire une prémonition. Ou au pire, une angoisse. Ces trois femmes seules pouvaient être la Rejetée cachée sous une fausse identité. Mais aucune des trois ne collait. De quoi en avoir des frissons. Mesaana se tapissait-elle encore à la tour ?
Dans ce cas, elle savait comment tromper le Bâton des Serments.
On frappa des coups discrets à la porte – qui finit par s’entrebâiller.
— Mère ? demanda Silviana.
Sourcils froncés, Egwene leva les yeux.
— Je crois que tu voudras voir ça, dit la Gardienne.
Ses cheveux noirs en chignon serré, son étole sur les épaules, Silviana attendit sur le seuil.
— De quoi s’agit-il ?
— Tu devrais vraiment venir voir.
Curiosité éveillée, Egwene se leva. Au ton de Silviana, très détendu, il ne devait rien y avoir de tragique.
Les deux femmes sortirent du bureau et prirent la direction du Hall de la Tour. Quand elle fut devant les portes, Egwene arqua un sourcil, mais Silviana lui fit signe d’entrer.
Le Hall n’étant pas en session, tous les sièges étaient vides. Dans un coin, sur un carré de draps blancs, des outils de maçon attendaient le bon vouloir des ouvriers en tenue de travail marron et chemise blanche, les manches relevées, qui se concertaient devant le trou béant laissé par les Seanchaniens. Au lieu qu’on le rebouche complètement, Egwene avait ordonné qu’on y adapte une rosace, afin que le souvenir du raid se perpétue à jamais. Un avertissement, pour qu’une telle horreur ne se reproduise pas. Avant de pouvoir installer la rosace, les maçons devraient préparer l’encadrement avec une très grande précision.
Egwene et Silviana descendirent la courte rampe qui conduisait au niveau du sol – de nouveau peint aux couleurs des sept Ajah, comme il convenait.
Dès que les maçons les virent, ils s’écartèrent respectueusement, l’un d’eux retirant son bonnet et le serrant contre sa poitrine.
Arrivé devant l’ouverture, Egwene vit ce que Silviana voulait lui montrer.
Après une petite éternité, le ciel était dégagé, les nuages se massant autour du pic du Dragon, comme pour lui faire une couronne noire. Le soleil brillait, radieux, illuminant le pic enneigé. La partie tronquée et le sommet du pic baignaient dans la lumière. Depuis des semaines, c’était la première fois qu’Egwene voyait l’astre du jour. Des semaines ? Peut-être plus…
— Quelques novices s’en sont aperçues en premier, Mère, dit Silviana, campée près d’Egwene. Et les nouvelles se répandent vite. Qui aurait cru qu’un peu de soleil provoquerait un tel remue-ménage ? C’est un spectacle banal, et nous l’avons déjà vu cent fois. Mais…
Il y avait une beauté hors du commun dans cette scène. La lumière semblait tomber en une colonne puissante d’une parfaite pureté. Un miracle lointain, certes, mais… frappant.
Comme une chose oubliée et pourtant familière. La lueur d’un lointain souvenir rapportant au monde la clarté et la chaleur.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Silviana.
— Je n’en sais rien, avoua Egwene. Mais cette merveille est bienvenue… (Elle hésita.) L’éclaircie, au cœur des nuages, est trop régulière pour être naturelle. Marque ce jour d’une pierre blanche, Silviana. Quelque chose est arrivé. Dans quelque temps, nous saurons peut-être toute la vérité.
— Oui, Mère, souffla Silviana, les yeux rivés sur la brèche.
Au lieu de retourner dans son bureau, Egwene resta un moment avec sa Gardienne. Contempler cette lumière, au loin, était si apaisant. Un moment de grâce et de noblesse.
« La tempête viendra, et d’autres suivront, semblait dire la colonne de lumière, mais pour l’instant, je suis là. »
Oui, je suis là.
« Et à la fin des temps,
Quand de plusieurs il ne restera qu’un,
La dernière tempête déchaînera ses vents furieux,
Afin de détruire une terre déjà agonisante.
Dans l’œil du cyclone,
L’aveugle se campera
Devant sa propre tombe.
Y voyant de nouveau,
Il pleurera sur ce qui a été forgé. »
Extrait des Prophéties du Dragon,
Cycle d’Essanik.
Traduction officielle de Malhavish,
archives impériales, maison de Seandar,
quatrième Cycle d’Élévation.
Glossaire