— Oui, Matriarche, fit Aviendha, les yeux baissés.
Elle n’aurait pas cru qu’accompagner Rhuarc serait déshonorant. De vraies Matriarches participaient parfois à ce genre de mission.
Mais je n’en suis pas une… Une apprentie, voilà ce que je suis.
Bair n’avait pas dit qu’une Matriarche ne devait pas « jouer les éclaireuses ». La remarque concernait Aviendha seule. Son rôle parmi les Aiels.
Et ça faisait référence à la faute qu’elle avait commise – ou continuait à commettre – et qui hérissait les Matriarches.
Pensaient-elles que séjourner auprès d’Elayne l’avait « ramollie » ? Parfois, elle se demandait si ce n’était pas le cas. À Caemlyn, elle s’était surprise à apprécier les bains et les tenues de soie. Vers la fin, quand Elayne trouvait un prétexte pour lui faire enfiler une robe frivole et peu pratique, elle ne protestait plus que pour la forme.
Nadere et Dorindha avaient eu raison de venir la chercher.
Les Matriarches la regardaient, perplexes, leur visage tanné par le soleil aussi expressif qu’un rocher. De nouveau, Aviendha grinça des dents. Elle finirait sa formation et recouvrerait son honneur. C’était certain !
Une fois le signal donné, des hommes et des femmes en cadin’sor se mirent à courir par petits groupes. Malgré leur jupe très lourde, les Matriarches n’eurent aucune difficulté à suivre le rythme.
Amys posa une main sur l’avant-bras d’Aviendha.
— Tu courras avec moi. Ainsi, nous pourrons parler de ta punition.
Aviendha adapta sa foulée à celle de la Matriarche. Cette cadence, les Aiels pouvaient la maintenir presque indéfiniment. Le groupe d’Aviendha, en provenance de Caemlyn, avait rencontré celui de Rhuarc alors qu’il venait de Bandar Eban pour retrouver Rand al’Thor dans l’ouest du pays. Dobraine Taborwin, un Cairhienien, continuait à maintenir l’ordre dans la capitale. D’après ce qu’on disait, il avait localisé un membre du Conseil dirigeant du royaume.
Couvrir le reste de la distance via un portail aurait pu être une option. Mais il ne restait plus que quelques jours de course, et les Aiels avaient assez d’avance pour arriver à l’heure sans recourir au Pouvoir de l’Unique.
Rhuarc entendait explorer les environs du manoir qui tenait lieu de fief à Rand al’Thor. D’autres groupes de Goshien et de Taardad les rejoindraient là-bas, certains en utilisant des portails.
— Aviendha, demanda Amys, que penses-tu des ordres du Car’a’carn nous concernant ?
Aviendha dissimula sa surprise. Et sa punition, alors ?
— C’est une exigence curieuse, mais Rand al’Thor ne manque pas d’idées bizarres – même pour un habitant des terres mouillées. Ce ne sera pas la plus étrange mission qu’il nous assignera.
— Et le déplaisir de Rhuarc, qu’en penses-tu ?
— Lui, du déplaisir ? Ce n’est pas son genre. Je crois qu’il a répété ce qu’il entend souvent, histoire d’informer les Matriarches. S’il nommait ceux qui ont parlé à voix haute de leurs angoisses, il les couvrirait de honte.
Amys hocha la tête.
Quel était l’objectif de cet interrogatoire ? Ces conclusions, la Matriarche avait dû les tirer seule. Pour ça, elle n’avait pas besoin des lumières d’Aviendha.
Les deux femmes coururent un moment en silence, sans qu’il soit question d’une punition. Les Matriarches avaient-elles pardonné à Aviendha sa mystérieuse faute ? Non, elles ne l’auraient quand même pas déshonorée ainsi…
Pour comprendre ce qu’elle avait fait, Aviendha avait besoin de temps. Sinon, sa honte serait insupportable, et elle risquait de fauter encore – en pire, cette fois.
Amys ne trahit rien de ses pensées. Comme Aviendha, elle avait commencé par porter le cadin’sor, dans un lointain passé. Même pour une Aielle, c’était une femme dure.
— Et al’Thor lui-même, qu’en penses-tu ?
— Je l’aime.
— Ce n’est pas la fille stupide que j’interroge ! Mais la future Matriarche.
— Il est écrasé par ses fardeaux, dit Aviendha, plus posée. Selon moi, certains pourraient être moins lourds, s’il s’y prenait autrement. Naguère, je pensais qu’il y avait une seule façon d’être fort. Ma première-sœur m’a appris que je me trompais. Lui, il n’a pas encore retenu cette leçon. J’ai peur qu’il confonde la dureté et la force.
Amys hocha de nouveau la tête, comme si elle approuvait. Faisait-elle passer une sorte d’épreuve à sa jeune compagne ?
— Tu veux l’épouser ?
Tiens, là, ça s’adresse à la « fille stupide »…
Une pensée subversive qu’Aviendha garda bien entendu pour elle.
— Je vais l’épouser. Ce n’est pas une possibilité, mais une certitude.
Ce ton hérissa Amys, mais Aviendha ne céda pas un pouce de terrain. Toute Matriarche qui s’exprimait mal devait être corrigée.
— Et Min Farshaw, la fille des terres mouillées. À l’évidence, elle est amoureuse de lui. Que vas-tu faire d’elle ?
— C’est mon affaire. Mais nous trouverons un compromis. Je lui ai parlé, et je crois qu’elle est très bien disposée.
— Tu deviendrais première-sœur avec elle ? Comme avec Elayne ?
Amys semblait amusée par cette idée.
— Nous trouverons un compromis, Matriarche.
— Et si vous n’y arrivez pas ?
— Nous y parviendrons.
— Comment peux-tu en être si sûre ?
Aviendha hésita. En elle, quelque chose aurait voulu ne pas répondre. Mais elle n’était qu’une apprentie. Même si Amys ne pouvait pas la forcer à parler, elle ferait pression jusqu’à ce qu’il soit impossible de résister. Avant de répondre, Aviendha espéra que ça ne lui coûterait pas trop de toh.
— Tu as entendu parler des visions de Min ? demanda-t-elle.
Amys acquiesça.
— L’une d’entre elles concerne Rand al’Thor et les trois femmes qu’il aimera. Une autre évoque les enfants que me donnera le Car’a’carn.
Aviendha n’en dit pas plus, et Amys n’insista pas. Tout était clair. L’une comme l’autre, les deux femmes savaient qu’il était plus facile de trouver un Chien de Pierre peureux qu’une vision de Min mensongère.
D’un côté, Aviendha se réjouissait que Rand al’Thor soit à elle, même si elle devrait le partager. D’Elayne, elle n’était pas jalouse, bien entendu, mais de Min… Eh bien, pour commencer, elle ne la connaissait pas vraiment. Cela dit, la vision était réconfortante. En même temps, elle avait quelque chose d’inquiétant. Aviendha aimait Rand parce qu’elle le voulait, pas parce que c’était son destin.
La vision concernant les enfants ne signifiait pas nécessairement qu’elle épouserait Rand al’Thor. Du coup, elle s’était peut-être trop engagée vis-à-vis d’Amys. Certes, il aimerait trois femmes et serait aimé d’elles, mais ça n’impliquait pas à coup sûr des épousailles.
Le futur restait incertain, et en un sens, c’était réconfortant. Elle aurait peut-être dû s’inquiéter, mais ce n’était pas le cas. Son honneur recouvré, elle épouserait Rand al’Thor. Il perdrait peut-être la vie peu après, mais elle pouvait aussi tomber raide morte aujourd’hui, le cœur transpercé par une flèche. S’inquiéter n’empêchait rien.
Le toh, en revanche, c’était une autre affaire.
— Matriarche, je n’ai pas été franche. La vision n’implique pas que j’épouserai Rand al’Thor. C’est une extrapolation. Nous serons trois à l’aimer, avec ou sans mariage. Ça, c’est une certitude.
Amys acquiesça. Aviendha ayant rectifié d’elle-même, pas de toh dans cette affaire. Une bonne chose. Ajouter de la honte à celle qu’elle avait accumulée aurait été accablant.
— Très bien, fit Amys en sondant le chemin qui les attendait. Si nous parlions de ta punition du jour ?