Une autre question se posait. Où étaient les lignes de ravitaillement ennemies ? En d’autres termes, comment ces soldats se procuraient-ils des vivres ? Dans les villages environnant Tar Valon, ils en achetaient, mais pas assez pour tant de bouches. Et s’ils en avaient emporté, comment avaient-ils pu progresser assez vite pour sortir de nulle part au milieu de l’hiver ?
Les attaques de Gawyn n’équivalaient même pas à des piqûres d’aiguille. De quoi penser que la Chaire d’Amyrlin voulait surtout les laisser hors du coup, ses gars et lui. Avant les puits de Dumai, Gawyn soupçonnait déjà qu’il en était ainsi. Depuis, il en était certain.
Pourtant, tu continues à obéir à cette femme…
Le frère d’Elayne secoua la tête. Les éclaireurs de Bryne approchaient dangereusement de sa base arrière, et s’ils en tuaient encore, ils risquaient de trahir sa position. Il était temps de retourner à Dorlan. Là-bas, les Aes Sedai pourraient peut-être suggérer un plan.
Gawyn rentra les épaules, se recroquevillant sur sa monture, et continua d’avancer dans la nuit.
Lumière, je donnerais cher pour voir les étoiles !
5
Un récit sanglant
Se faufilant entre les tentes au milieu des étendards malmenés par le vent, Rand traversait le camp au sol labouré par les hommes et les chevaux. Dans l’air, il captait l’odeur caractéristique d’un bon camp de guerre. Les senteurs de fumée et les arômes de cuisson devaient y être bien plus forts que les relents de purin et de corps mal lavés.
En soldats compétents, les hommes de Bashere s’affairaient sans cesse, car le bon fonctionnement d’une armée reposait sur des centaines de tâches apparemment anodines. Aiguiser les épées, huiler les cuirasses, réparer les selles, assurer l’alimentation en eau…
À l’autre bout du camp, des hommes s’entraînaient à charger sur la bande de terrain qui séparait les tentes de la lisière des arbres, au bord du ruisseau. Tandis que leur monture pataugeait dans la gadoue, ces cavaliers parvenaient à garder leur lance parfaitement à l’horizontale. L’exercice leur permettait de ne pas perdre la main et prolongeait le dressage des équidés.
Comme toujours, Rand était pisté par une foule de gens. Chargées de veiller sur lui, les Promises lorgnaient d’un œil mauvais les lanciers du Saldaea. Juste derrière Rand, deux Aes Sedai le suivaient comme son ombre. Elles ne le lâchaient plus, désormais. Dans la Trame, il n’y avait plus place pour la règle qu’il avait naguère imposée : pas d’Aes Sedai à moins d’un pas de lui. La Roue tissait comme ça lui chantait, et l’expérience montrait qu’il avait besoin de ces sœurs. Ce qu’il voulait ou non ne comptait plus. Désormais, il en avait conscience.
Dans ce camp, beaucoup d’Aes Sedai lui avaient juré fidélité, mais ça ne le rassurait pas beaucoup. Comme nul ne l’ignorait, en matière de serments, les sœurs n’en faisaient qu’à leur tête, déterminant à quoi une « allégeance » les engageait… ou non.
Elza Penfell comptait parmi les Aes Sedai qui avaient promis de le servir. Appartenant à l’Ajah Vert, elle aurait pu paraître jolie sans l’intemporalité qui la désignait sans conteste comme une sœur. Bien qu’elle eût aidé à enlever Rand puis à l’enfermer dans une caisse, d’où on le sortait pour le rosser, c’était une femme agréable – pour une Aes Sedai, bien entendu.
Dans un coin de la tête de Rand, Lews Therin fulminait.
À tort… Le passé était le passé, et Elza avait prêté serment. Aux yeux de Rand, c’était suffisant pour l’autoriser à se servir d’elle.
L’autre femme qui le couvait aujourd’hui était bien moins prévisible. Membre de la suite de Cadsuane, Corele Hovian, une sœur jaune aux yeux bleus, aux cheveux noirs et à l’éternel sourire, n’avait rien promis du tout. Malgré cette lacune, Rand était tenté de lui faire confiance, parce qu’elle avait un jour essayé de lui sauver la vie. À dire vrai, s’il avait survécu, il le lui devait, ainsi qu’à Samitsu et à Damer Flinn. Au souvenir de cette journée, sur son flanc, une des deux plaies qui ne guériraient jamais – celle qu’il devait à la dague maudite de Padan Fain – l’élança terriblement.
La douleur constante due à une infestation démoniaque parvenait à occulter la souffrance pourtant aussi aiguë que lui infligeait une blessure plus ancienne, récoltée lorsqu’il avait combattu Ishamael, une éternité plus tôt.
Bientôt, une de ces blessures – voire les deux – répandrait son sang sur le versant rocheux du mont Shayol Ghul. Au point de le tuer ? Il n’en était pas encore sûr. Considérant le nombre et la variété des facteurs qui conspiraient à sa mort, même un type comme Mat n’aurait pas su sur lequel parier.
Dès qu’il pensa à Mat, les couleurs tourbillonnèrent dans la tête du jeune homme. Puis elles formèrent l’image d’un type aux yeux foncés, un chapeau à larges bords sur le crâne, qui lançait des dés devant une petite assistance de soldats. Souriant, le jeune flambeur roulait des mécaniques, une habitude chez lui. Pourtant, il semblait n’y avoir aucun enjeu.
Ces visions venaient à Rand chaque fois qu’il pensait à Mat ou à Perrin, et il avait cessé de lutter contre elles. Quant à se demander pourquoi elles lui apparaissaient… Eh bien, c’était sans doute lié à sa nature de ta’veren et au lien qu’il entretenait avec les deux autres ta’veren de son village natal.
D’où qu’elles viennent, Rand utilisait ces visions. Un outil de plus…
À première vue, Mat était toujours avec la Compagnie de la Main Rouge, mais celle-ci ne campait plus dans une zone forestière. Avec un angle de vision pas très propice, c’était difficile à déterminer, mais on eût dit que Mat et ses hommes se trouvaient devant une cité. En tout cas, on voyait une grande route, à l’arrière-plan.
Depuis un moment, la petite femme à la peau noire n’était plus avec Mat. De qui s’agissait-il ? Et où était-elle allée ?
L’image se dissipa. Avec un peu de chance, Mat aurait bientôt rejoint Rand. Au mont Shayol Ghul, son sens de la stratégie et son génie tactique seraient précieux.
Un des officiers de l’intendance de Bashere – un type râblé aux jambes arquées et à l’énorme moustache – aperçut Rand et fit mine de l’aborder. D’un geste, le jeune homme l’en dissuada. Pour l’heure, il n’avait aucune envie d’entendre d’interminables rapports sur les réserves.
L’homme salua et n’insista pas. À une époque, Rand se serait étonné qu’on lui obéisse si promptement, mais ce temps-là était révolu. Pour les militaires, les ordres devaient être sacrés. Et même s’il ne portait pas sa Couronne d’Épées, Rand était un roi.
Dépassant la fortification inachevée, il sortit du camp et s’engagea sur une piste en pente douce flanquée d’arbres. Sur la droite, au milieu d’un cercle de pins, les hommes avaient ménagé un site de Voyage. Un carré de terrain dégagé, selon la règle, afin d’ouvrir des portails en toute sécurité.
Un de ces « passages pour ailleurs » lévitait dans l’air. Plusieurs personnes le traversaient, déboulant dans la petite clairière artificielle.
Quand il étudia les tissages qui maintenaient le portail, Rand vit qu’il avait été généré par le saidin.
Presque tous les nouveaux arrivants arboraient les vêtements aux couleurs vives du Peuple de la Mer. Comme toujours, même dans l’air piquant de ce printemps, les hommes étaient torse nu. Les femmes, elles, arboraient d’amples chemisiers brillants. Tous portaient des pantalons larges et avaient une multitude de boucles et d’anneaux dans les oreilles et le nez. La configuration de ces ornements indiquait la place de chacun dans la hiérarchie.