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Renald serra les dents sur le tuyau de sa pipe. Si Thulin avait enterré son enclume, c’est qu’il ne comptait pas revenir avant un moment.

— Thulin, que… ?

— Si je ne reviens pas, fit le forgeron en regardant vers le nord, tu veux bien déterrer tout ça et t’en occuper ? Le mieux serait de vendre le lot à quelqu’un que ça intéresse vraiment. Pour taper sur cette enclume, je ne veux pas n’importe qui. Et pour rassembler ces outils, il m’a fallu vingt ans.

— Thulin, où vas-tu donc ? dit très vite Renald, heureux de pouvoir en placer une.

Le regard grave, le forgeron tourna le dos à son ami et s’accouda à la balustrade du porche.

— Une tempête couve, dit-il. Ça m’a décidé à partir pour le nord.

— Une tempête ? répéta Renald. Celle qu’on voit là-bas, tu veux dire ? Thulin, parole de fermier, elle ne promet rien de bon, mais ça n’est pas une raison pour fuir. Ce n’est pas la première qu’on essuiera.

— Rien à voir avec les tempêtes passées, mon vieil ami. Celle-là n’est pas du genre qu’on peut ignorer.

— De quoi parles-tu, bon sang ?

Avant que Thulin ait pu répondre, Gallanha lança :

— Tu lui as dit pour les casseroles ?

— Ah, oui ! Gallanha a poli le jeu de casseroles avec un fond en cuivre que ta femme lui enviait. Sur la table de la cuisine, elles attendent Auaine, si elle en a toujours envie.

Sur ces mots, Thulin salua Renald de la tête, descendit du porche et regagna le chariot.

Renald s’en rassit de surprise. Thulin était comme ça depuis toujours. Un type qui vous dit ce qu’il a sur le cœur, puis qui passe à autre chose. En partie, c’était ce qu’il aimait chez lui. Mais parfois, comme un rocher qui roule au milieu d’un troupeau de moutons, il avait l’art de semer la panique parmi ses interlocuteurs.

Renald se leva, laissa sa pipe sur un accoudoir du fauteuil et suivit son vieil ami.

En passant, il maudit l’herbe sèche et les arbrisseaux morts. Dans ce jardin, il avait travaillé dur…

Quand il le rattrapa, Thulin s’assurait que les cages étaient bien fixées aux flancs du chariot. Renald leva une main, pour attirer son attention… mais Gallanha détourna la sienne.

— Renald, prends ça…

Se penchant, ce qui délogea une mèche blonde de son chignon, elle tendit au fermier un panier plein d’œufs.

— Donne-les à Auaine. Je sais que vous manquez de poules après cette attaque de renards, l’automne dernier.

Renald prit le panier où se mêlaient des œufs blancs et des jaunes.

— C’est gentil, Gallanha, mais où allez-vous ?

— Vers le nord, dit Thulin. (En passant, il tapota l’épaule de son ami.) Une armée doit s’y rassembler, je suppose. Un forgeron aura de l’ouvrage.

Renald agita comiquement son panier d’œufs.

— Attendez au moins un peu… Auaine vient d’enfourner une miche du pain au miel que vous adorez. On parlera de tout ça devant un plateau de jeu…

Thulin parut tenté.

— On ferait mieux de filer, dit Gallanha. Cette tempête approche…

Thulin acquiesça.

— Tu décideras peut-être aussi de partir pour le nord, mon ami. Dans ce cas, emporte tout ce que tu peux.

Il marqua une pause puis ajouta :

— Avec les outils dont tu disposes, tu es assez doué pour travailler le métal. Alors, prends tes meilleures faux et transforme-les en lances à crochet. Limite-toi aux deux meilleures. Inutile de perdre ton temps avec de la seconde catégorie. Sois exigeant, parce que c’est l’arme dont tu auras besoin.

— Comment sais-tu qu’il y aura une armée ? Thulin, je n’ai rien d’un soldat !

Le forgeron continua comme s’il n’avait pas entendu la remarque :

— Avec une lance à crochet, tu pourras désarçonner un cavalier puis l’embrocher. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, prends aussi ta troisième faux et, avec, fais-toi une épée.

— Et comment saurais-je fabriquer une épée ? Ou m’en servir ?

— Tu n’auras qu’à apprendre, répondit Thulin, le regard braqué sur le nord. Nous aurons besoin de tout le monde, mon ami. Ils viennent pour nous ! (Il regarda de nouveau Renald.) En réalité, une épée, c’est du gâteau à fabriquer. Tu prends une lame de faux, tu la redresses et tu dégottes un morceau de bois pour tenir lieu de garde, afin d’empêcher une lame adverse de glisser le long de la tienne et de te couper les doigts. Pour l’essentiel, tu as déjà tout ce qu’il faut.

Renald en cilla de surprise. Puis il cessa de poser des questions, mais elles continuèrent à tourbillonner dans sa tête et à se bousculer comme des vaches qui cherchent à fuir une étable en feu.

— Emmène aussi toutes tes bêtes, conseilla Thulin. Tu pourras toujours les manger – ou tes hommes s’en régaleront –, et il te faudra du lait. Au pire, tu les vendras à des amateurs de bœuf et de mouton. Au sortir de l’hiver, avec tant de choses qui pourrissent trop vite, la nourriture sera rare. Emporte tout ce que tu as. Les haricots et les fruits secs – tout !

Renald s’appuya au portail de son jardin. Les jambes en coton, il se sentait très faible. De sa cohorte de questions, il parvint à formuler la plus courte :

— Pourquoi ?

Thulin hésita, s’écarta du chariot et tapota de nouveau l’épaule de Renald.

— Désolé d’être si brusque… Je… Eh bien, tu sais comment je suis avec les mots, Renald. J’ignore ce qu’est cette tempête, mais je sais ce qu’elle annonce. Moi, je n’ai jamais tenu une épée, mais mon père a combattu pendant la guerre des Aiels. Je suis un Frontalier, Renald. Cette tempête annonce la fin, mon ami. Il faudra être là-bas, quand ça arrivera…

Il tourna la tête vers le nord et regarda les nuages comme un ouvrier agricole considère un serpent venimeux qui rampe dans un champ.

— La Lumière nous préserve, mon ami. Il faut que nous soyons là-bas.

Sur ces mots, Thulin remonta sur son chariot.

Renald le regarda récupérer les rênes puis mettre les bœufs en mouvement – en direction du nord.

Tétanisé, le vieux fermier suivit un long moment le véhicule des yeux.

Puis la porte de la ferme s’ouvrit et Auaine la franchit, ses cheveux gris en chignon. Ils étaient gris depuis longtemps, et Renald aimait cette couleur. Argentée plutôt que grise, comme les nuages.

— C’était Thulin ? demanda Auaine en désignant le chariot.

Devant le jardin, une plume de poule noire témoignait de son passage.

— Oui.

— Et il n’est pas resté, même pour bavarder ?

Renald secoua la tête.

— Mais Gallanha t’a offert des œufs.

Auaine prit le panier et entreprit de transférer les œufs dans son tablier.

— Elle est si gentille, dit-elle. Laisse le panier devant le portail. Elle enverra sûrement quelqu’un le récupérer.

Renald ne fit pas mine de bouger, les yeux toujours rivés sur le nord.

— Renald ? s’enquit Auaine. Quelle mouche te pique, vieux farceur ?

— Elle a poli ses casseroles pour toi… Celles qui ont un fond en cuivre. Elles t’attendent sur la table de la cuisine, si tu les veux.

Auaine ne répondit pas. Captant d’étranges bruits, Renald tourna la tête et vit que sa femme avait lâché son tablier. À ses pieds, des œufs cassés gisaient tristement.

— Gallanha a dit autre chose ? demanda Auaine, d’un ton étrangement calme.

Renald grattouilla son crâne dégarni.

— Oui. La tempête approche, et ils doivent partir pour le nord. Thulin affirme qu’on devrait faire pareil.

Les deux époux restèrent silencieux un moment. Auaine avait repris son tablier en main, sauvant la plus grande partie des œufs. Sans se soucier de l’omelette, sur le sol, elle aussi regardait vers le nord.

Renald se retourna. La tempête avait encore avancé et elle semblait de plus en plus noire.