Pendant qu’il attendait que les Atha’an Miere l’aient rejoint, un des hommes qui surveillaient le site tendit à Rand une lettre scellée. En principe, il aurait dû s’agir d’un message transmis par des Asha’man et provenant d’un de ses centres d’intérêt de l’est. En réalité, c’était une missive de Darlin, le très récent roi de Tear. En partant, Rand l’avait chargé de lever une armée et de se préparer à faire mouvement vers l’Arad Doman. Les troupes étaient rassemblées, mais Darlin se posait toujours des questions sur ce qu’il devait faire. Et s’il s’était contenté d’obéir, pour une fois ?
— Envoie un messager, dit Rand en glissant la lettre sous sa veste. Qu’il dise à Darlin de continuer à enrôler des hommes. Je veux qu’il recrute tous les Teariens capables de tenir une épée. Qu’il les forme au combat ou les mette au travail dans les forges. Tarmon Gai’don ne tardera plus. Plus du tout, même…
— Compris, seigneur Dragon ! s’écria l’homme en saluant.
— Quand je voudrai qu’il se mette en route, je lui enverrai un Asha’man. Je prévois toujours de l’affecter en Arad Doman, mais d’abord, je dois voir ce que les Aiels y ont découvert.
Le soldat s’inclina puis s’éloigna. Dès que Rand se tourna vers les Atha’an Miere, l’une d’elles vint se camper devant lui.
— Coramoor, le salua-t-elle.
Harine était une jolie femme d’âge moyen aux cheveux déjà striés de blanc. Bleu vif, son chemisier se révélait assez clinquant pour en mettre plein les mirettes à un Zingaro, et cinq anneaux d’or brillaient à ses oreilles. Pour compléter le tableau, la chaîne qui reliait son nez à un de ses lobes était lestée de médaillons d’or. Impressionnant…
— Je suis surprise que tu sois venu nous accueillir en personne.
— J’ai des questions qui ne peuvent pas attendre…
Harine parut surprise. Ambassadrice auprès du Coramoor – le nom que ce peuple donnait à Rand –, elle venait exprimer la colère de son peuple, car le jeune homme avait passé des semaines sans une « garde du corps » atha’an miere à ses côtés. Certes, il avait promis d’en avoir une en permanence, mais selon Logain, le Peuple de la Mer avait hésité à lui renvoyer Harine. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Aurait-elle atteint un rang trop important pour le servir ? Dans ce peuple, quelqu’un pouvait-il être trop haut placé pour cette tâche ? Dire que Rand ne comprenait rien à ces gens était un doux euphémisme.
— Je répondrai si c’est dans mes cordes, fit Harine, sur ses gardes.
Dans son dos, des porteurs émergeaient du portail avec ses bagages. De l’autre côté de l’ouverture, Rand aperçut Finn, qui maintenait ses tissages.
— Parfait, lâcha-t-il.
Il se mit à faire les cent pas devant son interlocutrice. Parfois, il se sentait si fatigué – jusque dans la moelle de ses os – qu’il se croyait obligé de bouger sans cesse. Pas question de s’arrêter. S’il le faisait, ses ennemis le trouveraient. Ou son épuisement, à la fois physique et mental, aurait raison de lui.
— Dis-moi une chose, fit-il en marchant de long en large. Où sont les navires qu’on m’a promis ? À l’est, leur grain pourri, les Domani crèvent de faim. Logain m’a dit que vous aviez accédé à ma demande, mais je n’ai pas vu l’ombre d’un bateau. Et j’attends depuis des semaines.
— Nos navires sont rapides, dit Harine, agacée, mais ils ont une grande distance à parcourir dans des eaux contrôlées par les Seanchaniens. Leurs patrouilles sont partout, et nos bateaux ont dû fuir en plus d’une occasion. Tu croyais que nous allions livrer du ravitaillement en un clin d’œil ? Tes portails ont fini par te rendre impatient, Coramoor ! Que tu le veuilles ou non, nous devons faire avec les contingences de la navigation et de la guerre.
Le « que tu le veuilles ou non » était explicite.
— J’attends des résultats, fit Rand en secouant la tête. Et je ne tolère pas les retards. Je sais que tu n’aimes pas être contrainte de respecter notre accord, mais je ne te laisserai pas traîner volontairement pour démontrer que tu as raison sur un point ou un autre. À cause de votre lenteur, des gens meurent.
Harine réagit comme si on venait de la gifler.
— Le Coramoor ne veut sûrement pas dire que nous ne nous acquitterons pas de notre part du marché ?
Les Atha’an Miere étaient obstinés et bouffis d’orgueil – les Maîtresses des Vagues plus encore que les autres. Un peuple entier d’Aes Sedai, en somme.
Rand hésita un moment.
Il n’est pas juste de l’insulter parce que je suis frustré à cause d’autre chose.
— Non, je ne veux pas dire ça. Au fait, Harine, as-tu été punie durement pour le rôle que tu as joué dans notre accord ?
— On m’a suspendue par les chevilles, nue comme au jour de ma naissance, et fouettée jusqu’à ce que je n’aie plus la force de crier.
Dès qu’elle eut prononcé ces mots, Harine écarquilla les yeux de surprise. En présence d’un ta’veren – sous son influence, pour être plus précis –, les gens disaient des choses qu’ils n’avaient pas prévu de révéler.
— Si durement ? demanda Rand, sincèrement étonné.
— Ç’aurait pu être pire… J’ai gardé ma position de Maîtresse des Vagues de mon clan.
Peut-être, mais elle avait sacrément perdu la face – ou hérité d’un toh carabiné, selon la façon dont ce fichu Peuple de la Mer appelait l’honneur et la honte.
Même quand il n’était pas là, Rand faisait souffrir les autres…
— Je suis content que tu sois revenue, se força-t-il à dire.
Sans sourire, mais d’un ton plus doux. Le mieux qu’il pouvait faire.
— Harine, ton bon sens m’a impressionné.
L’Atha’an Miere remercia Rand d’un signe de tête.
— Nous remplirons notre part du marché, Coramoor. Inutile de t’inquiéter.
Rand repensa à une question importante qu’il avait en tête depuis longtemps.
— Harine, je voudrais te demander quelque chose de… délicat au sujet de ton peuple.
— Eh bien, tu peux toujours essayer…
— Comment traite-t-il les hommes capables de canaliser ?
— Ce n’est pas un sujet qui regarde les « terriens »…
Rand chercha le regard de son interlocutrice.
— Si tu réponds, je te rendrai la pareille sur une question de ton choix.
Avec les Atha’an Miere, insister ou bousculer ne servait à rien. La clé, c’était le marchandage.
— Deux questions, et tope là.
— Une seule, Harine. Mais avec la promesse de répondre aussi sincèrement que possible. C’est un marché honnête, et tu le sais. N’abuse pas de ma patience, parce que je n’en ai pas beaucoup, en ce moment.
Harine porta ses doigts à ses lèvres.
— C’est d’accord, au nom de la Lumière.
— Marché conclu, au nom de la Lumière. Ta réponse ?
— Les hommes capables de canaliser, chez nous, se voient offrir un choix. Ils peuvent sauter du pont de leur bateau avec une pierre dans les bras – et attachée à leurs jambes – ou être abandonnés sur une île déserte sans eau ni nourriture. La seconde option est la plus honteuse, mais certains la choisissent pour vivre un peu plus longtemps.
À vrai dire, entre ça et être apaisé, il n’y avait guère de différence.
— Le saidin est purifié, à présent. Ces pratiques doivent cesser.
Harine fit la moue.
— Ton… émissaire en a parlé, Coramoor. Sans convaincre tout le monde.
— C’est pourtant vrai.
— Tu en es persuadé, en tout cas.
Rand serra les dents et ferma le poing, étouffant une bouffée de colère. Le saidin n’était plus souillé ! Lui, Rand al’Thor, il avait réussi un exploit tel qu’on n’en avait plus vu depuis l’Âge des Légendes. Et comment le récompensait-on ? Avec des soupçons et des doutes. Pensant qu’il perdait l’esprit, beaucoup de gens affirmaient qu’il avait inventé sa « purification ».