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Les hommes capables de canaliser n’étaient jamais écoutés. Pourtant, eux seuls pouvaient confirmer ses dires. Face à sa victoire, il s’était attendu à des explosions de joie, mais il aurait dû se douter qu’il n’en serait rien. Même si les Aes Sedai masculins étaient par le passé aussi respectés que leurs homologues féminins, ça remontait à très longtemps. L’époque de Jorlen Corbesan était perdue dans les limbes du temps. Tout ce que les gens gardaient en mémoire, désormais, c’était la Dislocation du Monde et l’Âge de la Folie.

Les hommes capables de canaliser, on les détestait. Les Atha’an Miere ne faisaient pas exception… Pourtant, en obéissant à Rand, ils en servaient un. Ne voyaient-ils pas la contradiction ? Comment les convaincre qu’ils n’avaient plus de raison d’assassiner les mâles aptes à s’unir au Pouvoir ?

Rand avait besoin de ces hommes. Parmi ceux que les Atha’an Miere noyaient, il y avait peut-être un nouveau Jorlen Corbesan.

Rand se pétrifia. Jorlen Corbesan était un Aes Sedai brillantissime né avant la Dislocation. Le créateur des ter’angreal les plus extraordinaires que Rand ait jamais vus. Sauf que… Eh bien, il ne les avait jamais vus, justement. C’étaient des souvenirs de Lews Therin. Le centre de recherches fondé par Jorlen, à Sharom, avait été détruit par l’onde de choc de Pouvoir libérée par la Brèche. Son fondateur avait péri ce jour-là.

Lumière ! pensa Rand, désespéré. Je me noie en Lews Therin, me perdant moi-même.

Il y avait plus terrifiant encore. Rand ne pouvait plus s’autoriser à vouloir bannir le spectre de sa tête. Lews Therin avait su comment sceller la Brèche, même imparfaitement, alors que lui n’avait pas la première idée de ce qu’il fallait faire. Le salut du monde risquait de dépendre des souvenirs d’un défunt fou furieux.

Autour de Rand, les gens semblaient troublés et Harine le regardait avec des yeux ronds un rien inquiets. Une fois de plus, il venait de parler tout seul et à voix haute. Il fallait qu’il cesse !

— Je valide ta réponse, dit-il. Quelle est ta question ?

— Je te la poserai plus tard, après avoir pris le temps d’y réfléchir.

— Comme tu voudras.

Rand se détourna et s’éloigna, son escorte d’Aes Sedai, de Promises et de serviteurs lui emboîtant le pas.

— Les gardes de ce site te conduiront à tes appartements et porteront tes bagages. (Une montagne de coffres et de sacs !) Flinn, viens me rejoindre.

L’Asha’man franchit le portail souplement et fit signe aux porteurs encore présents de retourner sur leurs quais, de l’autre côté. Puis il dissipa le portail et approcha de Rand.

À Corele, qui l’avait pris comme Champion, il adressa un bref regard et un petit sourire.

— Je m’excuse d’avoir mis si longtemps à revenir, seigneur Dragon.

Le visage parcheminé, Flinn n’avait plus que quelques cheveux sur le crâne. Bien qu’il ait été longtemps dans l’armée, il ressemblait aux paysans que Rand connaissait bien, à Champ d’Emond. S’il avait rejoint Rand, c’était pour apprendre à guérir. Mais le Dragon Réincarné avait fait de lui une arme.

— Tu as obéi à mes ordres, dit Rand en retournant vers le camp.

Il aurait voulu rendre Harine coupable des préjugés qui couraient le monde, mais ça n’aurait pas été juste. Il devait trouver un moyen de faire ouvrir les yeux aux gens…

— Avec les portails, je n’ai jamais été très doué, reprit Flinn. Pas comme Androl. J’ai dû…

— Flinn, coupa Rand, ça suffit !

L’Asha’man s’empourpra.

— Je m’excuse, seigneur Dragon.

Corele eut un petit rire et tapota l’épaule de son Champion.

— Ne fais pas attention à lui, Damer, dit-elle avec son accent du Murandy. Ce matin, il est aussi glacial qu’une tempête en hiver.

Rand la foudroya du regard, mais elle se contenta de sourire innocemment. Quoi que les sœurs pensent en général des hommes capables de canaliser, celles qui avaient pris un Asha’man pour Champion le maternaient comme une mère poule ses poussins.

Corele s’était liée à un des hommes de Rand. Ça ne changeait rien au principe de base. Avant d’être un Champion, Damer restait un Asha’man.

Rand se tourna vers son autre « nounou » :

— Elza, que penses-tu de la souillure et de ce qu’a dit Harine ?

La sœur au visage rond hésita. Les mains dans le dos de sa robe vert foncé très sobre, n’étaient quelques broderies – un utilitarisme étonnant, pour une Aes Sedai –, elle n’hésita pas un instant :

— Si le seigneur Dragon dit que la souillure n’existe plus, il semble inconvenant d’émettre des doutes à haute voix en public.

Rand fit la moue. Une digne réponse d’Aes Sedai, ça. Serment ou pas serment, Elza n’en faisait qu’à sa tête.

— Nous étions toutes les deux à Shadar Logoth, dit Corele, et nous t’avons vu faire, Rand. En outre, quand nous nous lions, je sens le Pouvoir qui habite mon cher Damer. Le saidin a changé. La souillure n’est plus. La moitié masculine de la Source est limpide comme de l’eau claire, même si canaliser, pour vous, reste l’équivalent d’affronter un cyclone.

— C’est vrai, concéda Elza, mais tu dois comprendre que ça demeure difficile à croire, seigneur Dragon. Durant l’Âge de la Folie, il a fallu des décennies pour que les gens admettent que les Aes Sedai masculins étaient condamnés à perdre l’esprit. Il leur faudra encore plus longtemps pour revenir sur une idée si bien ancrée dans leur tête.

Rand serra les dents. Il venait d’atteindre le pied d’une petite colline, sur un côté du camp, très près de la fortification. Il gravit le versant, les Aes Sedai sur les talons. Au sommet, on avait installé une plate-forme de bois – une aire de tir, pour arroser de flèches le côté extérieur de la muraille.

Rand s’immobilisa, les Promises faisant cercle autour de lui. Sans prêter attention aux soldats qui le saluaient, il se concentra sur le camp, en contrebas.

Ce serait ça, l’héritage qu’il laisserait au monde ? Une souillure éliminée, mais de pauvres types toujours tués ou exilés pour une faute imaginaire.

En peu de temps, il avait rallié la plupart des nations à lui. Mais plus on attachait serré une balle de foin, plus violemment les cordes vous revenaient à la figure quand on les coupait. Qu’arriverait-il après sa mort ? Des guerres et des dévastations comparables à la Dislocation ? La dernière fois, il n’avait pas pu empêcher ça, parce que la folie et le chagrin dû à la mort d’Ilyena le consumaient. Cette fois, y parviendrait-il ? Avait-il le choix ?

Il était un ta’veren, la Trame se tissant et s’infléchissant autour de lui. Pourtant, être roi lui avait rapidement appris quelque chose : plus on détenait de pouvoir, et moins on contrôlait sa propre vie. Le devoir, réellement plus lourd qu’une montagne, lui forçait la main aussi souvent que le disaient les prophéties. Ou ne faisaient-ils qu’un, ce fameux devoir et ces fabuleuses prophéties ?

Sa nature de ta’veren et sa place dans l’histoire déterminaient-elles tout ? Pouvait-il infléchir sa vie ? Saurait-il laisser le monde meilleur, après son passage, plutôt que d’abandonner derrière lui des ruines fumantes ?

Rand observa le camp où les hommes s’affairaient tandis que les chevaux humaient le sol en quête de touffes d’herbe encore intactes. Bien qu’il ait ordonné à cette armée de « voyager léger », il y avait des civils, comme toujours. Des femmes pour la cuisine et la lessive, des forgerons et des maréchaux-ferrants pour prendre soin des équipements et des chevaux. Plus des jeunes garçons pour livrer les messages et commencer à s’entraîner avec les armes.