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Le Saldaea comptait parmi les Terres Frontalières. Pour ses habitants, la guerre était une habitude.

— Je les envie parfois, souffla Rand.

— Seigneur ? s’étonna Flinn.

— Je parle des occupants du camp… Ils font ce qu’on leur dit, protégés par des ordres. Des consignes strictes, parfois. Pourtant, discipline ou non, ces gens sont plus libres que moi.

— Toi, seigneur ? s’étonna Flinn. Tu es l’homme le plus puissant du monde. Et un ta’veren, en plus. Même la Trame t’obéit, si j’ai tout bien compris.

Rand secoua la tête.

— Ça ne fonctionne pas comme ça, Flinn. Ces hommes et ces femmes, en bas, ils peuvent partir quand ils veulent. Déserter, pour les soldats. Laisser d’autres se battre à leur place.

— En mon temps, j’ai connu des gars du Saldaea, seigneur. Désolé, mais je doute qu’un seul d’entre eux fichera le camp.

— Certes, mais ils le pourraient. C’est une possibilité. Malgré les lois et les serments, ils sont libres. Moi, j’ai l’air de pouvoir faire ce que je veux, mais je suis pieds et poings liés, et la corde m’entaille les chairs. Mon pouvoir et mon influence ne peuvent rien contre le destin. La liberté, pour moi, c’est une illusion. Donc, j’envie ces gens – parfois.

Flinn croisa les mains dans son dos, pas sûr de ce qu’il fallait répondre.

Qu’avait donc dit Moiraine, dans un lointain passé ?

« Nous faisons tous ce que nous avons à faire, ainsi que le veut la Trame. Pour certains êtres, la liberté est moins grande que pour d’autres. Mais qu’importe que nous choisissions ou que nous soyons choisis ? Ce qui doit être sera… »

Elle avait tout compris.

J’essaie, Moiraine. Je ferai ce qui doit être fait.

— Seigneur Dragon ? appela une voix.

Se retournant, Rand vit qu’un messager de Bashere gravissait le versant à la course. Méfiantes, les Promises l’étudièrent avant de le laisser approcher.

— Seigneur, il y a des Aiels aux alentours du camp. Nous en avons vu deux se faufiler entre les arbres, à un quart de lieue d’ici.

Les Promises bougèrent frénétiquement les mains – leur langage secret.

— Un de ces Aiels t’a dit bonjour, soldat ? demanda Rand, cassant.

— Seigneur ? s’étonna l’homme. Pourquoi auraient-ils fait ça ?

— Parce que ce sont des Aiels. Si tu les as vus, c’est qu’ils le voulaient. En conséquence, il s’agit d’alliés, pas d’ennemis. Informe Bashere que nous rencontrerons bientôt Rhuarc et Bael. Il est temps de pacifier l’Arad Doman.

Ou peut-être de le détruire. Parfois, faire la différence n’était pas aisé.

— Les plans de Graendal, dit Merise. Confie-moi de nouveau ce que tu en sais.

Membre de l’Ajah Vert, comme Cadsuane, la grande Aes Sedai garda l’air sévère, les bras croisés. Dans ses cheveux noirs, un peigne d’argent brillait. La Tarabonaise était un très bon choix pour conduire l’interrogatoire. En tout cas, le meilleur à la disposition de Cadsuane. Se tenir tout près d’un des êtres les plus redoutés de la Création ne la troublant pas, Merise ne laissait aucun répit à sa proie. En revanche, elle en faisait un peu trop pour montrer à quel point elle était sévère et dure. Son chignon, par exemple, beaucoup trop serré pour être confortable. Ou sa manière de frimer avec l’Asha’man devenu son Champion.

La pièce se trouvait au deuxième niveau du manoir. Des cloisons noires, qu’il s’agisse de planches pour l’intérieur ou de solides rondins pour la façade. Naguère une chambre, le lieu avait été vidé de ses meubles et aucun tapis ne couvrait le parquet.

En revanche, il restait une chaise – celle où trônait Cadsuane.

Délibérément très calme, la légende sirotait une infusion. L’apparence était importante, surtout quand on ne se sentait pas du tout sereine à l’intérieur. En cet instant, par exemple, Cadsuane aurait aimé faire éclater la tasse entre ses mains puis passer une heure à écraser les débris à coups de talon.

Elle prit une nouvelle gorgée.

La cause de sa rage – et la destinataire des questions de Merise – lévitait dans l’air, cul par-dessus tête, les bras liés dans le dos. Un tissage d’Air la maintenait dans cette position délicate.

La prisonnière à la peau noire et aux cheveux frisés semblait au moins aussi sereine que Cadsuane. Considérant les circonstances, il fallait le faire. Vêtue d’une simple robe marron – l’ourlet attaché autour de ses jambes pour que le vêtement ne lui retombe pas sur le visage –, saucissonnée et coupée de la Source, la prisonnière semblait diriger les débats.

Merise se campait devant la femme. Seule autre personne présente dans la pièce, Narishma était adossé contre un mur.

Pour le moment, Cadsuane ne conduisait pas la séance. Confier cette tâche à un tiers jouait en sa faveur, puisque ça lui permettait d’observer et de réfléchir.

Dans le couloir, Erian, Sarene et Nesune maintenaient le bouclier. Deux sœurs de plus que ce qu’on tenait d’habitude pour nécessaire.

Avec une Rejetée, pas question de prendre des risques.

Semirhage ! Un monstre que la plupart des gens tenaient pour un mythe. À son sujet, Cadsuane elle-même ignorait combien de récits étaient vrais. Mais une chose restait sûre : cette « femme » n’était pas facile à intimider, à déstabiliser ou à manipuler. Et ça posait un gros problème.

— Alors ? demanda Merise. Tu as une réponse à ma question ?

Semirhage parla avec tout le mépris qu’elle éprouvait pour sa tortionnaire :

— Tu sais ce qui arrive à un homme quand on remplace son sang par autre chose ?

— Je n’ai pas…

— Il meurt, bien évidemment, continua Semirhage, ses mots tranchants comme des couteaux. En principe, le décès est très rapide, et ça n’a donc aucun intérêt. À force de recherches, j’ai découvert que certaines solutions permettent à la victime de survivre un court moment après la transfusion.

La Rejetée n’en dit pas plus.

— Réponds-moi ! lança Merise. Sinon, on te suspendra de nouveau dehors, et…

— La transfusion requiert l’assistance du Pouvoir, bien entendu, coupa de nouveau Semirhage. Les autres méthodes ne sont pas assez rapides. Le tissage est une invention de mon cru. En un clin d’œil, je peux extraire le sang d’une personne et le transférer dans un seau. En même temps, j’instille la fameuse solution dans les artères et les veines vides.

Merise serra les dents et regarda Narishma. Vêtu d’une veste et d’un pantalon noirs, comme toujours, ses longues tresses brunes terminées par des clochettes, l’Asha’man au visage juvénile n’avait jamais eu l’air aussi redoutable. Peut-être à force de s’entraîner avec les autres Champions de Merise. Ou parce qu’il travaillait avec des femmes assez dures pour faire subir la question à une Rejetée.

— Je t’aurais prévenue…, grogna Merise.

— Un de mes cobayes a survécu une heure après la transfusion, dit Semirhage comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Un de mes plus grands succès ! L’idiot a souffert du début à la fin, bien entendu. Une douleur digne de ce nom, qu’il sentait dans tous les vaisseaux sanguins de son corps, jusqu’aux plus petits, au bout de ses doigts. Je ne connais aucun autre moyen de torturer quelqu’un à ce point. (Elle chercha le regard de Merise.) Je te ferai une démonstration, un jour…

La sœur pâlit très légèrement.

D’un geste, Cadsuane tissa un bouclier d’Air autour de la tête de Semirhage, afin de l’empêcher d’entendre. Puis, avec du Feu et de l’Air, elle généra deux petites boules de lumière qu’elle fit léviter devant les yeux de la prisonnière. Pas assez vive pour l’aveugler en les lui brûlant, la double lueur lui interdirait de voir.

Une technique spécifique de Cadsuane. Trop de sœurs pensaient à rendre sourde une captive, mais omettaient de la priver de la vue. Or, comment savoir si elle n’était pas capable de lire sur les lèvres ? Avec Semirhage, Cadsuane n’était pas prête à courir ce risque.