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Merise la regarda, l’air agacée.

— Tu étais en train de perdre le contrôle de la situation, dit Cadsuane en posant sa tasse sur le sol, à côté de sa chaise.

Merise hésita puis acquiesça. Elle semblait furieuse, mais contre elle-même.

— Avec cette femme, rien ne marche, marmonna-t-elle. Quoi qu’on lui fasse, elle parle sur le même ton. À chaque punition, elle répond par une menace plus terrifiante que la précédente. C’est un calvaire.

Les dents serrées, elle croisa les bras et inspira à fond par le nez. Narishma fit mine de la rejoindre, mais elle l’en dissuada d’un geste. Avec ses Champions, Merise faisait montre de la fermeté requise. Cela dit, elle incendiait toute personne qui s’aventurait à les maltraiter, si peu que ce soit.

— Nous pouvons la briser, assura Cadsuane.

— Tu crois ?

— Bien entendu ! Elle est humaine, comme toi et moi.

— Si on veut, oui… Mais elle est âgée de trois mille ans. Trois mille !

— Le plus clair de son temps, elle l’a passé dans une prison, rappela Cadsuane. Des siècles à croupir dans la geôle du Ténébreux, sans doute en transe ou en hibernation. Soustrais ces années, et elle n’est pas plus vieille que la majorité d’entre nous. Et un peu plus jeune que certaines, je dirais…

Une subtile allusion à l’âge de la « légende », un sujet rarement abordé par les Aes Sedai. Cette conversation inhabituelle montrait à quel point Merise était déstabilisée par la Rejetée. Les sœurs étaient formées pour avoir l’air calmes en toutes circonstances, mais si Cadsuane avait voulu que les trois sœurs chargées de maintenir le bouclier restent dehors, ce n’était pas pour rien. Ces femmes étaient trop faciles à « lire ». Durant cet interrogatoire, même Merise, d’habitude imperturbable, perdait trop souvent le contrôle de ses nerfs.

Bien entendu, Merise et les autres – comme beaucoup d’Aes Sedai – n’avaient qu’un très lointain rapport avec ce qu’aurait dû être une sœur. La « relève », hélas, avait été formée pour devenir mollassonne, faible et encline aux chamailleries. Certaines de ces femmes s’étaient même laissé contraindre à jurer fidélité à Rand al’Thor. Parfois, Cadsuane aurait aimé pouvoir les expédier en exil – une pénitence d’une bonne dizaine d’années, au moins.

Ou était-ce son âge qui parlait ? Elle se faisait vieille, et ça la rendait de moins en moins tolérante à la stupidité. Deux siècles plus tôt, elle s’était juré de vivre assez longtemps pour participer à l’Ultime Bataille, qu’importe le temps que ça prendrait. Utiliser le Pouvoir allongeait la vie, la détermination et le cran aidant à faire le reste. Du coup, elle était une des doyennes de l’humanité.

Hélas, sa longue expérience lui avait appris une chose : ni la volonté ni la planification ne suffisaient à faire tourner les choses comme on l’aurait voulu. Cela dit, quand la réalité lui résistait, ça continuait à l’agacer. Avec le temps, elle aurait pu devenir plus patiente, mais c’était exactement le contraire. Plus elle vieillissait et moins elle supportait d’attendre – parce qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps, bien entendu.

Selon elle, les gens qui vantaient la « patience du grand âge » étaient soit très jeunes soit totalement gâteux.

— Elle peut être brisée, et elle sera. Une prisonnière qui connaît des tissages de l’Âge des Légendes, pas question de la laisser dériver paisiblement jusqu’à l’exécution. Merise, nous allons extirper du cerveau de cette femme jusqu’à sa dernière bribe de savoir. Pour ça, s’il faut lui appliquer ses propres tissages « imaginatifs », je n’hésiterai pas.

— L’a’dam, soupira Merise. Si le seigneur Dragon nous laissait l’utiliser sur elle…

La première fois que Cadsuane était tentée de ne pas tenir parole… Avec un a’dam autour du cou, cette femme… Non ! Pour forcer quelqu’un à parler avec cet artefact, il fallait lui infliger de la douleur. Ça revenait à torturer, et al’Thor ne voulait pas en entendre parler.

Les yeux fermés à cause des boules de lumière de Cadsuane, Semirhage restait néanmoins très sereine. Que se passait-il dans son esprit ? Attendait-elle du secours ? Pour éviter la torture, voulait-elle les pousser à l’exécuter ? Ou pensait-elle vraiment pouvoir s’évader puis se venger des Aes Sedai qui l’avaient interrogée ?

Très probablement, la troisième hypothèse était la bonne, et ça avait quelque chose d’effrayant. Sur le Pouvoir de l’Unique, cette femme savait des choses dont même les légendes ne gardaient pas trace. Trois mille ans, c’était long – très long. Semirhage était-elle capable de se libérer d’un bouclier via une manœuvre oubliée ? Si oui, pourquoi ne l’avait-elle pas déjà fait ?

Pour être tranquille, Cadsuane devrait attendre de s’être procuré de la fourche-racine.

— Tu peux dissiper tes tissages, Cadsuane, dit Merise. Je me suis reprise. Je crois qu’il va falloir la laisser pendre à la fenêtre un long moment. Ensuite, on devrait la menacer d’atroces souffrances. Elle ne peut pas savoir qu’al’Thor a la stupidité d’être contre.

Cadsuane dissipa les boules de lumière qui lévitaient devant les yeux de la Rejetée. En revanche, elle maintint le tissage qui l’empêchait d’entendre.

Semirhage ouvrit les yeux et chercha le regard de la légende. Bien, elle avait compris qui dirigeait qui…

Les deux femmes se défièrent du regard.

Merise reprit l’interrogatoire, insistant sur Graendal.

Selon le garçon, l’autre Rejetée pouvait être en Arad Doman. Cadsuane s’intéressait à bien d’autres sujets, mais celui-là faisait un excellent point de départ.

Cette fois, Semirhage garda le silence.

Cadsuane en profita pour réfléchir à Rand. Ce garçon résistait à ses enseignements avec le même entêtement que la Rejetée face à Merise. Bon, il avait assimilé quelques petites choses, comme la traiter poliment et feindre de la respecter. Mais ça n’allait pas plus loin.

Cadsuane détestait s’avouer vaincue. Elle n’en était pas encore là, mais ça ne tarderait pas. Ce garçon était destiné à disloquer le monde – et à le sauver, peut-être. La première proposition était impérative, la seconde conditionnelle. La légende aurait préféré que ce soit l’inverse, mais les souhaits, en de telles matières, avaient à peu près autant de valeur que des pièces de monnaie en bois. Qu’on les peigne en doré ou en argenté, ça restait du bois.

Cadsuane serra la mâchoire et chassa Rand de ses pensées. Il fallait qu’elle observe Semirhage. Chaque fois qu’elle parlait, ça pouvait lui donner un indice.

Ignorant Merise, la Rejetée continuait de défier du regard sa véritable ennemie.

Comment briser une des femmes les plus puissantes que l’histoire ait connues ? Une harpie coupable d’innombrables atrocités avant même que le Ténébreux ait fait son retour dans le monde.

En sondant les yeux noirs de la Rejetée, la légende comprit soudain quelque chose. L’interdiction de recourir à la torture n’avait aucune importance. Cette femme, il serait impossible de la briser en la faisant souffrir. Parce que, au sein des Rejetés, elle était la plus grande tortionnaire – un esprit fasciné par la douleur et la mort.

Même avec l’aval de Rand, la torturer n’aurait rien donné. Non sans frissonner, Cadsuane reconnut une part d’elle-même dans la terrifiante créature. L’âge, la ruse et le refus de changer d’avis…

Ce qui conduisait à une intéressante question… Si elle avait dû se briser elle-même, comment la légende s’y serait-elle prise ?

Une affaire si perturbante qu’elle fut soulagée quand Corele déboula, interrompant la séance. En ce jour, la mince et joyeuse Murandienne, fidèle à Cadsuane, avait été chargée de surveiller al’Thor. Quand elle annonça que le garçon allait bientôt rencontrer les chefs de tribu aiels, la marche à suivre devint très claire.