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Turan toussa, mais bien moins fort.

Ituralde savait pertinemment qu’il ne gagnerait pas sa guerre contre les Seanchaniens. Paradoxalement, chaque nouvelle victoire le rapprochait du désastre final. Intelligents, bien équipés et très disciplinés, ses adversaires ne renonçaient jamais.

Dès l’ouverture des portes, Turan avait dû comprendre qu’il était perdu. Pourtant, il ne s’était pas rendu, ferraillant jusqu’à ce que son armée se débande et s’éparpille dans toutes les directions – bien trop pour que les soldats d’Ituralde, épuisés, aient le courage de poursuivre les groupes de fuyards.

Turan avait tout compris. Parfois, la reddition coûtait plus cher que la défaite. Aucun homme n’était pressé de mourir, mais pour un soldat, il y avait de bien pires destins. Abandonner son pays à des envahisseurs, par exemple. Ituralde n’aurait pas pu s’y résoudre, même en n’ayant aucune chance de l’emporter.

Quand ça s’imposait, il faisait ce qui devait être fait. Pour l’heure, l’Arad Doman avait besoin de se battre. Sans espoir de victoire, mais au moins, les enfants de ces braves sauraient que leur père avait résisté. Dans un siècle, quand une rébellion éclaterait – si ça arrivait –, le souvenir de cette résistance serait une aide précieuse.

Ituralde fit mine de se détourner pour aller rejoindre ses hommes.

Au prix d’un effort surhumain, Turan posa une main sur la poignée de son épée et la tira à demi hors du fourreau.

Hésitant, Ituralde se retourna.

— Tu veux bien le faire ? demanda Turan.

Le vainqueur acquiesça et dégaina sa lame.

— Ce fut un honneur, dit Turan avant de fermer les yeux.

Quelques secondes plus tard, l’épée d’Ituralde, marquée d’un héron, envoya valser dans les airs la tête du vaincu. L’épée de Turan, nota le général, portait elle aussi un héron, difficilement visible sur la chiche longueur d’acier qu’il avait tirée au clair.

Quel dommage que deux maîtres de la lame n’aient pas eu l’occasion de s’affronter. Encore que, sur une autre échelle, ils venaient de le faire pendant quelques semaines.

Ituralde nettoya sa lame puis la rengaina. Après, il tira celle du mort du fourreau et la planta dans le sol.

Remontant en selle, il salua le messager et rebroussa chemin dans le charnier désormais obscur.

Partout, les corbeaux festoyaient.

— J’ai tenté de séduire des serviteurs ou des Gardes de la Tour, souffla Leane, assise dans sa cage. Mais ça n’est pas gagné… (Elle sourit à Egwene, installée sur un tabouret, de l’autre côté des barreaux.) En ce moment, je ne suis pas très engageante…

Egwene répondit d’un sourire dont l’ironie n’échappa pas à son interlocutrice.

Leane portait la même robe que le jour de sa capture, et elle n’avait jamais été correctement lavée. Un matin sur trois, elle la retirait, faisait sa toilette avec l’eau d’un seau, puis essayait tant bien que mal de décrotter le vêtement. Mais sans savon, on n’obtenait jamais un résultat convaincant. Pour qu’ils semblent propres, Leane nattait ses cheveux, mais aucun stratagème ne dissimulerait ses ongles crasseux.

La captive soupira en pensant à ces matinées passées à se recroqueviller dans un coin de sa cellule, nue comme un ver tandis qu’elle attendait, hors de vue de ses geôlières, que la robe et les sous-vêtements sèchent. Être domani ne signifiait pas qu’elle aimait s’exhiber sans rien sur le dos. La vraie séduction reposait sur la subtilité et la… compétence. La nudité en était aux antipodes.

Pour une cellule, sa cage n’était pas si mal que ça. Un petit lit, des repas suffisants, de l’eau à volonté et un pot de chambre régulièrement changé. Mais Leane n’en sortait jamais, et elle vivait en permanence sous le regard de deux sœurs, pas toujours les mêmes, chargées de la garder sous un bouclier. À part les sœurs qui tentaient de lui arracher des informations sur les portails, elle n’avait qu’une seule visiteuse. Egwene, bien entendu…

La vraie Chaire d’Amyrlin semblait inquiète. La vraie, oui, il était impossible de penser à elle autrement. Comment une pareille gamine avait-elle pu apprendre si vite ? Ce dos bien droit, cette expression déterminée… La domination n’était pas avant tout une affaire de pouvoir. La clé, c’était de laisser penser aux gens qu’on était puissant.

Un peu comme le jeu de la séduction, en un sens…

— As-tu entendu quelque chose au sujet du sort qu’on me réserve ?

Egwene secoua la tête.

Sur un banc, éclairées par une lampe posée sur une petite table, deux sœurs jaunes conversaient à voix basse. Depuis sa capture, Leane n’avait répondu à aucune des questions posées par ses diverses geôlières. Quand il s’agissait d’interroger une collègue, les lois de la tour étaient très strictes. Impossible d’user de violence, en particulier avec le Pouvoir. Mais rien n’interdisait de laisser une prisonnière croupir dans un trou à rats.

— Merci d’être venue me voir ce soir, dit Leane. (Elle passa les mains à travers les barreaux et prit celles de sa compagne.) Si je suis encore saine d’esprit, c’est grâce à toi.

— Tout le plaisir est pour moi, répondit Egwene, non sans que ses yeux trahissent un épuisement inhumain.

Les visiteuses intéressées de Leane mentionnaient parfois les séances de torture qu’Egwene subissait comme punitions pour ses « transgressions ». Une bizarrerie de la tour. Pour former une novice, on pouvait la battre comme plâtre. En revanche, impossible de rudoyer une prisonnière.

Malgré son calvaire, Egwene venait presque tous les soirs, et c’était admirable.

— Tu seras bientôt libre, mon amie… La tyrannie d’Elaida ne durera pas. La fin est pour bientôt, tu peux me croire.

Leane hocha la tête, lâcha la main de sa dirigeante et se leva. S’accrochant aux barreaux, Egwene l’imita avec une grimace qui en disait long sur ses souffrances. Après avoir salué Leane, elle hésita, pensive.

— Qu’y a-t-il ? demanda la captive.

Egwene lâcha les barreaux et regarda ses paumes recouvertes d’une substance cireuse brillante. Perplexe, Leane étudia les barreaux et fut stupéfiée de voir sur le fer les empreintes de sa visiteuse.

— Par la Lumière ! s’exclama-t-elle en touchant un des barreaux – qui plia sous son index, comme de la cire chaude sur le bord d’un chandelier.

Soudain, le sol, sous les pieds de Leane, ondula bizarrement, et elle eut le sentiment de s’y enfoncer. Quand des boules de cire fondue commencèrent à tomber du plafond, s’écrasant sur son visage, elle ne put retenir un cri. Sans être chaude, cette matière était liquide, mais elle gardait la couleur de la pierre.

Paniquée, Leane cria de nouveau tandis que ses pieds s’enfonçaient de plus en plus dans le sol mou et gluant.

Une main saisissant les siennes, elle leva les yeux et vit qu’Egwene la tenait fermement. Entre elles, les barreaux se liquéfiaient, disparaissant tout à fait.

— Au secours ! cria Egwene aux deux sœurs jaunes. Que la Lumière vous brûle ! Cessez de regarder sans rien faire !

Terrifiée, Leane tenta d’avancer dans la gadoue pour s’approcher d’Egwene. Voulant s’accrocher à ce qui restait des barreaux, elle referma les doigts sur de la cire. Une longueur de « fer » s’arracha au reste et se décomposa dans son poing.

Se refermant sur elle, le sol commença à l’aspirer.

Soudain, des cordes d’Air s’enroulèrent autour de sa taille et la tirèrent en sécurité. Alors que la pièce tout entière s’inclinait, elle bascula sur Egwene, la percutant et la propulsant en arrière.

Les sœurs jaunes – Musarin aux cheveux blancs et la petite Gelarna – s’étaient levées d’un bond et l’aura du saidar les enveloppait. Les yeux rivés sur la cellule en train de fondre, Musarin appela au secours.

Leane reprit son équilibre, s’écarta d’Egwene, sa robe et ses jambes couvertes de cire, et sortit enfin de la cellule. Dans le couloir, le sol était d’une rassurante solidité.