Pourtant, que n’aurait-elle pas donné pour s’unir à la Source ! Hélas, gavée de fourche-racine et sous bouclier, elle n’avait pas une chance de réussir.
Avec l’aide de Leane, Egwene se releva. À la lueur vacillante des lampes, tout semblait redevenu normal. Rien ne tombait plus du plafond, les barreaux brisés de nouveau solides évoquaient des stalagmites et les dalles du sol avaient repris leur aspect inoffensif – n’était qu’elles formaient une surface concave et portaient des entailles là où les pieds de Leane les avaient labourées.
Le cœur battant la chamade, la captive s’avisa que le phénomène avait duré quelques secondes. Allait-il se reproduire ? Que devaient faire les quatre rescapées ? Fuir à toutes jambes ? Et si le couloir aussi se mettait à fondre ?
Egwene avança et toucha du bout d’un pied un barreau qui ne se plia pas. Quand Leane bougea, sa robe s’émietta, des éclats de pierre – ou plutôt, de mortier – en tombant en pluie. Quand elle tenta de s’épousseter, elle découvrit que la cire, sur elle, s’était transformée en roche.
— Les événements de ce genre sont de plus en plus fréquents, dit Elayne, très calme, à l’intention des deux sœurs jaunes. Le Ténébreux est de plus en plus puissant. Tarmon Gai’don approche. Votre Chaire d’Amyrlin, que fait-elle à ce sujet ?
Musarin regarda Egwene sans dissimuler son trouble. Inspirée par sa compagne, Leane se ressaisit, inspira à fond et se campa près d’elle sans se soucier des éclats de pierre qui continuaient à tomber de sa robe.
— Eh bien…, hésita Musarin. Retourne dans tes quartiers, novice ! (Elle étudia Leane, puis le plafond dévasté de la cellule.) Toi, nous allons devoir te déplacer.
— Et me procurer une nouvelle robe, je crois…, fit Leane en croisant les bras.
— File ! grogna Musarin à l’intention d’Egwene. Ma fille, cette histoire ne te concerne plus. Nous prendrons soin de la prisonnière.
Egwene serra très fort les dents, puis elle se tourna vers Leane :
— Reste forte ! lui lança-t-elle avant de s’engager dans le couloir au pas de course.
Épuisée et troublée par la scène qu’elle venait de vivre dans une bulle maléfique où la pierre et le fer fondaient, Egwene, dans un bruissement de jupe, se hâtait en direction des quartiers des novices.
Que faudrait-il pour convaincre ces folles d’Aes Sedai que l’heure n’était plus aux querelles puériles ?
Si tard, peu de femmes arpentaient les couloirs, et toutes les novices auraient dû être couchées. En tout et pour tout, Egwene croisa des servantes dont les pieds glissés dans des chaussons ne faisaient aucun bruit. Dans ce secteur de la tour, très peuplé, les lampes murales brûlaient nuit et jour. Au minimum, comme en ce moment, elles produisaient une lumière orange. Se reflétant sur les dalles du sol, cette lueur presque malsaine donnait l’impression que des yeux jaunes épiaient Egwene en permanence.
Rien qui fût de nature à la rassurer alors qu’une paisible soirée s’était transformée en un piège qui avait failli tuer Leane. Si on ne pouvait plus se fier au sol, à quoi se raccrocher ?
La prisonnière d’Elaida secoua la tête, trop endolorie et fatiguée pour chercher une réponse. Hagarde, elle remarqua à peine que le sol gris à l’origine était désormais marron.
Arrivée à destination, elle entreprit de compter les portes qu’elle dépassait. La sienne était la septième à partir de…
Egwene s’immobilisa, sourcils froncés, en apercevant deux sœurs marron. Maenadrin, originaire du Saldaea, et Negaine. Alors qu’elles faisaient des messes basses, elles se turent pendant qu’Egwene, sa surprise passée, les contournait et continuait son chemin.
Que faisaient ces deux Aes Sedai dans les quartiers des novices ?
Sauf que… Des dalles marron, ça ne collait pas. Dans le secteur des novices, elles étaient d’un gris passe-partout. De plus, les portes, ici, étaient beaucoup trop espacées. En d’autres termes, l’endroit ne ressemblait pas du tout à sa destination. Trop fatiguée, avait-elle marché dans la mauvaise direction ?
Egwene rebroussa chemin, repassant devant les deux sœurs. Dès qu’elle trouva une fenêtre, un coup d’œil dehors lui indiqua qu’elle était bien là où elle croyait être. À aucun moment elle ne s’était égarée.
Intriguée, elle sonda le couloir, derrière elle. Bras croisés, Maenadrin rivait sur elle un regard noir.
La grande et filiforme Negaine approcha de l’intruse.
— Que fais-tu ici à une heure pareille, ma fille ? C’est une sœur qui t’envoie ? À un moment où tu devrais dormir depuis longtemps…
Sans un mot, Egwene désigna la fenêtre. Negaine jeta un coup d’œil dehors… et arqua un sourcil. Puis elle regarda à droite et à gauche du couloir, incapable de croire ce que lui disaient ses yeux.
En quelques minutes, la tour fut sur le pied de guerre. Totalement oubliée, Egwene se tenait à un croisement de couloirs, au milieu d’un groupe de novices aux yeux gonflés de sommeil, non loin de sœurs qui se concertaient à mi-voix, tentant de décider que faire. À première vue, on eût dit que deux sections de la tour avaient changé de place, le fief des sœurs marron quittant son étage élevé pour se retrouver au niveau de celui des novices.
Et les cellules des filles en blanc, intactes, occupaient à présent la zone naguère réservée aux sœurs marron.
Personne ne se souvenait d’une sensation de mouvement à l’instant où la substitution s’était produite. Apparemment, le transfert avait été net et sans bavures. Sur le sol, on voyait très bien la ligne de démarcation entre les dalles grises et les marron – droite, nette et propre, comme s’il n’y avait rien d’anormal là-dedans.
C’est de pire en pire, constata Egwene alors que les sœurs marron décidaient d’accepter provisoirement ce nouveau bouleversement géographique. On ne pouvait quand même pas demander à des Aes Sedai de s’installer dans des cellules de novice.
Du coup, les sœurs marron seraient séparées : une partie dans les nouveaux quartiers, et une autre dans les anciens, avec entre les deux une fourmilière de novices. Un clivage très représentatif du schisme bien moins visible qui s’était produit entre les Ajah.
Mortes de fatigue, Egwene et les autres novices furent renvoyées au lit sans ménagement. Une bonne chose, même si des enfilades de marches interminables gardaient la jeune femme toujours très loin de son lit.
7
Le plan au sujet de l’Arad Doman
— Une tempête approche, dit Nynaeve, campée devant une des grandes fenêtres.
— Je crois, oui, approuva Daigian, assise dans un fauteuil près de la cheminée. (Elle ne prit même pas la peine de regarder par la fenêtre.) Tu dois avoir raison, très chère. On jurerait que le ciel est plombé depuis des semaines.
— Dix jours, rectifia Nynaeve, une main refermée sur sa longue natte. (Elle tourna la tête vers sa compagne.) Mais depuis, je n’ai pas vu un carré de ciel bleu…
Daigian plissa le front. Potelée et toute en courbes, cette sœur blanche portait une petite gemme sur le front, comme Moiraine, dans un lointain passé. Cependant, celle de Daigian était une pierre de lune, comme il se devait. Apparemment, cette tradition signalait une noble dame du Cairhien. Même chose pour les quatre rayures de couleur, sur la robe de Daigian.
— Dix jours ? s’enquit Daigian. Tu es sûre ?
Nynaeve en aurait mis sa natte à couper. Surveiller le climat, c’était une des tâches de la Sage-Dame d’un village. Devenue une Aes Sedai, elle n’en restait pas moins… ce qu’elle était. Après tout, le climat était toujours présent dans un coin de son esprit. Dans les murmures du vent, elle sentait l’approche de la pluie, du soleil ou de la neige.