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Eben, bien sûr. Il était très jeune, quinze ou seize ans, et Daigian l’aimait beaucoup. Ensemble, ils jouaient comme un adolescent et sa sœur aînée, pas comme une Aes Sedai et son Champion.

Un gamin de seize ans, mort…, pensa Nynaeve. Rand est-il obligé de les recruter si jeunes ?

Daigian durcit son expression. Quand il fallait contrôler ses émotions, elle était bien meilleure que Nynaeve.

Veuille la Lumière que je ne porte jamais le même deuil qu’elle, pensa l’ancienne Sage-Dame. Ou en tout cas, pas avant des dizaines d’années.

En réalité, Lan n’était pas encore son Champion, mais ça ne tarderait pas. En outre, elle l’avait épousé. Mais pour l’heure, Myrelle détenait toujours le lien.

— Je pourrais t’aider, Daigian, dit Nynaeve, une main posée sur le genou de sa compagne. Une guérison, peut-être…

— Non.

— Mais…

— Tu ne peux rien pour moi.

— Tout est guérissable, même si nous ne savons pas comment pour l’instant. Tout sauf la mort…

— Et que ferais-tu à ma place, très chère ?

Nynaeve se demanda si Daigian évitait délibérément de l’appeler par son prénom, ou si c’était un effet de leur étrange relation. Utiliser « ma fille » ou « mon enfant » comme face à une Acceptée était impossible. Mais lui donner du « Nynaeve » aurait été un aveu d’égalité.

— Je peux t’aider, répéta l’ancienne Sage-Dame. Le chagrin que tu éprouves doit être un effet du lien, donc un phénomène en rapport avec le Pouvoir. Si le saidar te fait souffrir, il peut aussi te soulager.

— Et pourquoi devrais-je l’être ? demanda Daigian.

— Eh bien… souffrir est désagréable, non ?

— Et c’est normal. Eben est mort. Ton géant de mari, tu voudrais l’oublier, s’il t’arrivait de le perdre ? Tu aimerais qu’on t’arrache tes sentiments pour lui comme on retire une tranche pourrie d’un rôti par ailleurs excellent ?

Nynaeve ouvrit la bouche… et la referma. Voudrait-elle ça ? Ce n’était pas si simple… Ses sentiments pour Lan étaient sincères, pas induits par un lien. Ce « géant » était son mari, et elle l’aimait. Daigian s’était montrée possessive avec son Champion, mais c’était l’affection d’une tante pour son neveu favori. Rien à voir…

Pourtant, si ça lui arrivait, Nynaeve aurait-elle voulu qu’on lui vole son chagrin ? Soudain, elle mesura combien la position de Daigian était honorable.

— Je comprends. Et je m’excuse.

— Ce n’est rien, très chère. Pour moi, c’est logique, mais je crains que ce soit difficile à avaler pour les autres. D’aucunes diraient que la logique est une notion relative qui dépend de la situation et de l’individu. Dois-je te montrer le tissage suivant ?

— Oui, merci…

Nynaeve était si puissante dans le Pouvoir – une des plus puissantes femmes vivantes – qu’elle prenait souvent son don à la légère, comme s’il était banal. Un type très grand, par exemple, se souciait rarement de la hauteur des autres. Puisque tous les gens étaient plus petits que lui, qu’importaient leurs différentes tailles ?

Qu’est-ce que ça faisait d’être Daigian ? D’avoir porté la robe d’Acceptée plus longtemps que quiconque dans l’histoire connue ? D’être devenue péniblement une Aes Sedai, et ce, comme le murmuraient beaucoup, d’extrême justesse.

En conséquence, elle devait se montrer déférente avec toutes les autres sœurs. Chaque fois qu’elle en croisait une, c’était pour être la plus faible. Et quand elle en rencontrait deux ou plus, elle… servait les infusions.

Devant les sœurs les plus puissantes, on s’attendait à la voir ramper. Enfin, non, ça n’allait pas jusque-là, mais…

— Daigian, dit Nynaeve, quelque chose cloche dans ce système.

— Tu parles de l’épreuve ? Il semble normal qu’il y ait un examen. Réaliser des tissages ardus dans des conditions défavorables me paraît très efficace.

— Je ne parlais pas de ça, mais de notre hiérarchie… La façon de déterminer nos rapports sociaux…

Daigian rosit un peu. Même très indirectement, il était inconvenant de faire allusion à la puissance d’une sœur. Mais Nynaeve n’avait jamais été du genre à se plier aux attentes des autres. Surtout quand elles étaient idiotes.

— Tu en sais aussi long que n’importe quelle Aes Sedai, insista-t-elle, peut-être même plus long, et dès qu’une Acceptée à peine sortie des jupes de sa mère obtient le châle, tu dois lui obéir servilement.

Daigian vira à l’écarlate.

— Nous devrions continuer…

Ce n’était pas juste, mais Nynaeve abandonna. Quand elle avait formé les femmes de la Famille afin qu’elles tiennent tête aux Aes Sedai, elle était tombée dans un piège semblable. Très vite, les Naturelles lui avaient également tenu tête, ce qui n’était pas prévu à son programme. Du coup, elle n’était pas certaine de vouloir provoquer une révolution parmi les Aes Sedai.

Elle essaya de se concentrer sur la leçon, mais l’imminence d’une terrible tempête la forçait à tourner fréquemment la tête vers la fenêtre.

Du second niveau, on avait une excellente vue sur le camp, devant le manoir. Par le plus grand des hasards, Nynaeve aperçut Cadsuane, son chignon gris orné de ter’angreal à l’aspect innocent reconnaissable de très loin. À pas vifs, la légende traversait le site en compagnie de Corele.

Que fait-elle encore ? se demanda Nynaeve.

Cette démarche rapide attisait ses soupçons. Que s’était-il passé ? Une autre histoire avec Rand ? S’il s’était encore blessé…

— Excuse-moi, Daigian, dit l’ancienne Sage-Dame en se levant. Je viens de me souvenir d’une urgence…

— Vraiment ? Ce n’est pas un problème, Nynaeve. On reprendra un autre jour.

Quand elle fut sortie de la pièce, puis eut dévalé les marches, l’ancienne Sage-Dame s’avisa que Daigian l’avait enfin appelée par son prénom.

Souriante, elle sortit du manoir et entreprit de traverser le camp.

Tout de suite, elle vit que des Aiels allaient et venaient au milieu des tentes. En soi, ça n’avait rien d’étrange, puisque des Promises veillaient jalousement sur Rand. Mais là, il s’agissait d’hommes en cadin’sor, leurs lances glissées dans le harnais de l’étui de leur arc. Une majorité arborait le bandeau orné du symbole de Rand.

Voilà pourquoi Cadsuane se hâtait ! Si les chefs de tribu étaient arrivés, Rand devait être sur le point de les rencontrer.

Nynaeve accéléra le pas. Rand ne l’avait pas fait prévenir. Sans doute pas parce qu’il voulait l’exclure, mais parce qu’il était trop sûr de lui pour y penser. Dragon Réincarné ou pas, il lui venait rarement à l’esprit de partager ses plans avec les autres. Pourtant, après si longtemps, il aurait dû savoir que les conseils d’une personne plus expérimentée étaient précieux. À cause de sa précipitation, combien de fois avait-il été enlevé, blessé ou jeté en prison ?

Dans le camp, tout le monde s’inclinait devant lui, mais Nynaeve savait la vérité : au fond, il n’était qu’un berger de Champ d’Emond. Comme à l’époque où Matrim et lui multipliaient les bêtises, il se fourrait sans cesse dans la mouise. Mais aujourd’hui, au lieu de faire rougir les filles du village, il avait le pouvoir de semer le chaos dans des nations entières.

Dans le coin nord du camp – juste en face du manoir et à côté de la fortification –, les Aiels récemment arrivés dressaient leurs tentes. Contrairement aux hommes de Bashere, friands de belles rangées bien droites, les hommes du désert les disposaient par petits groupes – les divers ordres guerriers. En passant, certains soldats du Saldaea les saluaient, mais aucun ne faisait mine de leur donner un coup de main.

Les Aiels n’étaient pas des gens commodes, en moyenne. Et même si elle les trouvait moins irrationnels que les autres, les natifs du Saldaea restaient des Frontaliers. Les escarmouches contre les guerriers du désert avaient longtemps été leur pain quotidien, et la guerre des Aiels ne remontait pas à si longtemps que ça. Pour l’instant, tous ces hommes combattaient dans le même camp, mais ça n’effaçait pas les vieilles rancœurs. Ni une tendance aiguë à la méfiance…