Nynaeve chercha Rand du regard, ou, à défaut, un Aiel qu’elle connaissait. Aviendha, supposait-elle, ne serait pas là, puisqu’elle résidait à Caemlyn, où elle aidait Elayne à s’assurer le trône d’Andor. Nynaeve se sentait toujours coupable de les avoir abandonnées, mais il fallait bien que quelqu’un aide Rand à purifier le saidin. Le laisser faire seul aurait été suicidaire, pas vrai ?
Mais là, où était-il ?
Nynaeve s’immobilisa à cheval sur le camp des lanciers et celui des Aiels. Des types moustachus la saluèrent de la tête, pleins de respect.
En ocre et vert, des Aiels arpentaient le camp, leurs mouvements fluides comme l’eau.
Près du manoir, des femmes en tenue bleu et vert revenaient du ruisseau avec du linge propre. Au gré de la brise, les aiguilles de pin ondulaient. Le camp grouillait d’activité comme la place de Champ d’Emond pendant la fête de Bel Tine.
Dans quelle direction était allée Cadsuane ?
Au nord-est, quelqu’un canalisait le Pouvoir. Souriante, Nynaeve se mit en chemin d’un pas déterminé. Le saidar ne pouvait être manié que par une Aes Sedai ou une Matriarche. Comme de juste, elle vit très vite une tente aielle plus grande que les autres et dressée dans un coin du camp.
Elle fonça, son regard – ou peut-être sa réputation – incitant les soldats à lui dégager le chemin. Et les Promises qui gardaient le rabat ne tentèrent pas de l’arrêter.
Sous la tente, en tenue noir et rouge, Rand, main gauche dans le dos, étudiait les cartes déroulées sur une solide table de bois. À ses côtés, Bashere hochait la tête tout en scrutant une carte plus petite qu’il tenait à bout de bras.
Dès qu’il aperçut Nynaeve, Rand leva les yeux. Quand avait-il commencé à ressembler à un Champion, avec ce regard évaluateur si caractéristique ? Des yeux qui captaient toutes les menaces, et un corps tendu comme s’il redoutait à tout moment une attaque.
Je n’aurais jamais dû laisser cette femme l’arracher à Deux-Rivières… Quand je vois ce qu’il est devenu…
Nynaeve eut instantanément honte de sa propre stupidité. Si Rand était resté à Deux-Rivières, sombrant dans la folie, il aurait peut-être tué tout le monde. En supposant que les Trollocs, les Blafards ou les Rejetés ne s’en soient pas chargés avant. Si Moiraine n’était pas venue le chercher, Rand serait mort depuis longtemps. Et avec lui auraient disparu l’espoir et la lumière du monde.
Bon sang, qu’il était dur de renoncer à ses préjugés !
— Nynaeve ! lança Rand en se détournant des cartes. (Il indiqua à Bashere d’en étudier une, puis fit face à l’ancienne Sage-Dame.) J’allais te faire prévenir. Rhuarc et Bael sont ici.
Nynaeve arqua un sourcil et croisa les bras.
— Sans blague ? En voyant tous ces Aiels, j’ai cru que les Shaido nous attaquaient.
Vexé par ce ton, Rand se rembrunit, son regard gris… dangereux. Mais il secoua la tête comme s’il voulait s’éclaircir les idées. Un instant, le bon vieux Rand – celui qui n’était qu’un berger – sembla être de retour.
— Oui, bien sûr, ça n’avait pas pu t’échapper, s’excusa-t-il. Je suis content que tu sois là. Dès que les chefs seront revenus, nous commencerons. J’ai insisté pour qu’ils supervisent l’installation de leurs guerriers, avant…
Rand invita Nynaeve à s’asseoir – sur un coussin posé à même le sol, car il n’y avait pas de sièges. Les Aiels n’aimaient pas ça, et leur hôte entendait leur être agréable.
Nynaeve dévisagea le jeune homme, surprise par sa propre équanimité. Influent ou pas, Rand al’Thor n’était qu’un berger stupide de Deux-Rivières.
Cela dit, il ne fallait pas sous-estimer cet éclair, dans ses yeux. De la colère à l’état pur. Ceindre une couronne, disait-on, changeait un homme, et rarement en bien. Elle entendait s’arranger pour que ça n’arrive pas à Rand, mais s’il décidait de la jeter en prison, que pourrait-elle faire ? Bon, il n’irait jamais jusque-là, quand même… Pas lui.
Selon Semirhage, il est fou à lier… Qu’a-t-elle dit, déjà ? Il entend des voix venues de sa vie antérieure. C’est pour ça qu’il incline parfois la tête, comme pour écouter quelque chose qu’il est seul à entendre.
Nynaeve frissonna. Min était sous la tente, bien entendu. Assise dans un coin, elle lisait un livre intitulé Le Sillage de la Dislocation. Mais elle fixait l’ouvrage avec trop d’intensité. En fait, elle n’avait pas perdu une miette du dialogue entre Rand et l’ancienne Sage-Dame.
Que pensait-elle du nouveau Rand al’Thor ? Min était plus proche de lui que quiconque. Si proche, à dire vrai, que Nynaeve, s’ils avaient été à Champ d’Emond, les aurait gratifiés d’un sermon qu’ils n’auraient pas été près d’oublier. Bien qu’ils ne soient plus à Champ d’Emond, et qu’elle n’ait plus rien d’une Sage-Dame, elle n’avait pas manqué d’afficher sa désapprobation.
Pour s’attirer une réponse très simple : « Si je l’épouse, ma mort lui fera encore plus de peine. »
Du pur crétinisme, évidemment. Quand on prévoyait de risquer sa vie, c’était une raison de plus pour se marier. Enfin, ça tombait sous le sens !
Nynaeve s’assit sur un coussin, arrangea sa jupe et, délibérément, évita de penser à Lan. Il avait tant de chemin à parcourir, et…
… Et elle devait absolument récupérer son lien avant qu’il ait atteint la Flétrissure. Juste au cas où…
Soudain, Nynaeve se redressa, le dos bien droit. Cadsuane ! Elle n’était pas là ! Si on oubliait les gardes, sous la tente, il n’y avait que Rand, Nynaeve, Min et Bashere. La légende était-elle en train de préparer un des coups tordus qu’elle… ?
Vêtue d’une robe ocre très simple, l’Aes Sedai aux cheveux gris entra à l’instant même. Pour attirer l’attention, elle comptait sur sa prestance et sur les ornements dorés de son chignon, pas sur ses vêtements.
Comme de juste, Corele la suivait.
Lorsque Cadsuane tissa un bouclier de silence, Rand n’émit pas d’objections. Une passivité regrettable. Cette femme l’avait quasiment apprivoisé, et il lui déléguait bien trop de responsabilités. Par exemple, l’interrogatoire de Semirhage… Les Rejetés étaient trop puissants et dangereux pour qu’on les prenne à la légère. Dès sa capture, Semirhage aurait dû être calmée. Nynaeve savait de quoi elle parlait, après avoir eu Moghedien pour prisonnière…
Corele sourit à l’ancienne Sage-Dame. Rien de notable, car elle faisait risette à tout le monde. Cadsuane, comme toujours, ignora superbement Nynaeve. Comme ça lui chantait ! L’épouse de Lan n’avait nul besoin de son approbation.
Grâce à son statut de doyenne, Cadsuane pensait pouvoir donner des ordres à toutes les Aes Sedai. Hélas, Nynaeve savait très bien que l’âge et la sagesse n’avaient aucun rapport. Au pays, Cenn Buie, un croulant, était moins malin qu’un tas de pierres.
Minute après minute, d’autres Aes Sedai et des officiers entrèrent sous la tente. Au fond, Rand avait peut-être bien envoyé des messagers – y compris à son ancienne Sage-Dame.
Parmi les nouveaux venus, il y avait bien entendu Merise et ses Champions, au nombre desquels comptait l’Asha’man Jahar Narishma, avec ses clochettes au bout des tresses. Damer Flinn, Elza Penfell et quelques subordonnés de Bashere complétaient l’assistance.
Rand jeta un coup d’œil à chaque « invité », mais il se retourna presque aussitôt vers ses cartes. Devenait-il paranoïaque ? Certains cinglés se méfiaient de tout le monde.