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— On devrait les écouter, Renald, souffla Auaine. Je vais… préparer tout ce que nous allons emporter. Toi, cours donc prévenir nos employés. Thulin et Gallanha ont-ils dit combien de temps nous serons absents ?

— Non. Ils ne m’ont rien expliqué… Sauf que nous devions partir, à cause de la tempête. Parce que c’est… la fin.

Auaine prit une grande inspiration.

— Alors, va dire aux hommes de se préparer. Moi, je m’occupe de la maison.

Tandis que son épouse entrait dans la ferme, Renald lutta pour se détourner enfin de la tempête. Puis il fit le tour de la maison, entra dans la cour et appela ses ouvriers agricoles.

Des gars durs à la peine et de braves types, aussi. Alors que ses fils étaient partis chercher fortune au loin, ses six ouvriers, il les aimait presque autant que sa propre progéniture. Merk, Favidan, Rinnin, Veshir et Adamad se massèrent autour de leur patron. Encore sonné, Renald en envoya deux rassembler les bêtes, deux autres emballer les provisions ayant survécu à l’hiver, et le cinquième fut chargé d’aller chercher Geleni, parti acheter des graines au village au cas où les semailles n’auraient pas pris.

Les cinq hommes s’éparpillèrent. Renald resta un moment dans la cour, puis il entra dans la grange et récupéra sa forge portative. Pas seulement une enclumette, mais bel et bien une forge complète, miniaturisée pour être transportée. Travailler le métal dans une grange pleine de paille étant dangereux, la forge était montée sur deux roues.

Renald l’inclina et la fit rouler jusqu’à l’appentis en brique situé d’un côté de la cour. Là, en cas de besoin, il pouvait réaliser des réparations mineures, quand ça s’imposait.

Une heure plus tard, le feu allumé, il put se mettre à l’ouvrage. Sans être aussi doué que Thulin, il savait, grâce à son père, qu’être capable de travailler un peu le métal faisait une sacrée différence. Par exemple, en vous économisant des heures de voyage jusqu’à la ville, histoire de faire réparer un vulgaire gond.

Les nuages n’avaient toujours pas bougé. S’efforçant de ne pas les regarder, Renald s’éloigna de la forge et retourna dans la grange. Comme des yeux indiscrets, les nuages semblaient l’épier…

Dans la grange, la lumière du soleil pénétrait à travers les fissures des murs. Cette structure, il l’avait bâtie de ses mains, vingt-cinq ans auparavant. Remplacer certaines planches restait à son programme, mais il devrait remettre ça à beaucoup plus tard – ou à jamais.

Sur le râtelier, il tendit une main vers sa troisième meilleure faux, mais il changea d’avis et s’empara plutôt de la première.

Gagnant la forge, il détacha le manche du fer.

Alors qu’il jetait le morceau de bois au loin, Veshir – le doyen de ses ouvriers agricoles – déboula en tirant par leur longe deux chèvres rétives. Dès qu’il vit le fer de la faux, posé sur la forge, il se rembrunit. Après avoir attaché les chèvres à un poteau, il approcha de son patron, mais ne desserra pas les dents.

Comment fabriquer une lance à crochet ? Selon Thulin, c’était une arme idéale pour désarçonner un cavalier. Eh bien, il faudrait commencer par remplacer le manche par une hampe nettement plus longue, dont le bout dépasserait du talon de la lame, et renforcée par une pièce en étain. Pour obtenir ce qu’il voulait, il suffirait de chauffer la lame et de l’incurver davantage afin qu’elle forme un crochet capable d’expulser un homme de sa selle tout en lui ouvrant le ventre – avec un peu de chance.

Après avoir positionné la lame dans les flammes, Renald entreprit de nouer son tablier de cuir.

Veshir l’observa pendant un moment, puis il avança et le prit par le bras.

— Renald, que faisons-nous, exactement ?

Le vieux fermier se dégagea.

— On part pour le nord. La tempête couve, et nous filons vers le nord.

— À cause d’une tempête ? C’est de la folie !

Presque mot pour mot ce que Renald avait dit à Thulin. Dans le lointain, le tonnerre gronda.

Le forgeron avait raison. Les semailles… le ciel… la nourriture qui pourrissait sans raison. Avant même de lui avoir parlé, Renald savait que tout se déréglait. Une certitude, au plus profond de lui-même. Cette tempête ne passerait pas au-dessus de leurs têtes, inoffensive. Il faudrait l’affronter.

— Veshir, fit Renald en retournant à son ouvrage, tu travailles pour moi depuis… Combien ? Quinze ans ? Mon premier employé ? Comment vous ai-je traités, toi et les tiens ?

— Aussi bien qu’on peut rêver… Mais que la Lumière me brûle ! Renald, tu n’as jamais seulement songé à quitter la ferme. La récolte pourrira sur pied, si nous partons. Ici, ce n’est pas une de ces exploitations du Sud irriguées en permanence. Comment pourrions-nous abandonner tout ça ?

— Si on reste, nous ne verrons jamais la récolte. Tu peux me croire.

Veshir se rembrunit.

— Fiston, fais ce que je te dis et n’en parlons plus. Va chercher nos autres bêtes.

Veshir obéit à contrecœur. Un brave type, même s’il se montrait souvent impulsif.

Renald sortit des flammes la lame chauffée à blanc. La posant sur l’enclumette, il commença à taper sur la partie bosselée, à la jonction entre l’anneau de serrage et le talon.

Le bruit du marteau sur le métal lui parut plus fort qu’il aurait dû, comme s’il faisait écho aux roulements de tonnerre et s’y mélangeait. En d’autres termes, comme si chaque coup faisait partie intégrante de la tempête.

Alors qu’il travaillait, Renald eut l’impression que ces sons formaient les mots d’une phrase qui tournait en boucle dans sa tête. Trois mots, toujours les mêmes…

La tempête approche… La tempête approche…

Il continua à frapper jusqu’à ce que l’extrémité de la lame soit assez recourbée pour former un crochet. Censé lui servir à quoi, il n’aurait su le dire exactement, mais ça n’avait aucune importance.

La tempête approchait, et il devait être prêt.

En regardant les cavaliers aux jambes arquées attacher en travers d’une selle le corps de Tanera enveloppé d’une couverture, Falendre dut lutter contre l’envie de recommencer à pleurer – ou à vomir. Doyenne du groupe, elle devait rester digne si elle voulait que les quatre autres sul’dam survivantes ne craquent pas. Pour se consoler, elle tenta de se dire qu’elle en avait vu d’autres. Des batailles où plus d’une sul’dam et d’une damane avait péri. Bien entendu, ça l’amena à repenser à la manière dont Tanera et sa Miri avaient trouvé la mort – exactement ce que son esprit aurait voulu ne pas faire.

Entendant gémir sa damane, Nenci, Falendre lui caressa la tête et tenta de lui transmettre des ondes apaisantes par l’intermédiaire de l’a’dam. En général, ça fonctionnait, mais ça ne semblait pas être le cas aujourd’hui. Sans doute parce que ses propres émotions étaient chamboulées. Si seulement elle avait pu oublier que la damane était sous un bouclier. Et ne plus savoir par qui, ou par quoi, celui-ci était généré.

Nenci gémit de nouveau.

— Tu transmettras le message selon mes ordres ? demanda un homme derrière Falendre.

Un homme, oui, mais pas n’importe lequel… Le seul son de sa voix faisait bouillonner le magma d’acide, dans l’estomac de Falendre. Mobilisant sa volonté, elle se retourna pour faire face à l’homme et soutenir son regard.

Selon la position de sa tête, ses yeux changeaient de couleur – une fois bleus, l’autre gris. Mais ils brillaient toujours comme des gemmes.

Dans sa vie, Falendre avait connu plus d’un homme d’acier. Mais jamais dur comme celui-là, capable de perdre une main et, quelques minutes après, de s’en soucier aussi peu que s’il avait égaré un gant.