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Enfin, Rhuarc et Bael arrivèrent, accompagnés par d’autres Aiels. Avec une souplesse de félin, tous se faufilèrent sous la tente. Dans le groupe, Nynaeve identifia plusieurs Matriarches – des femmes capables de canaliser dont elle ne parvenait jamais à sentir l’approche.

Le plus souvent, chez les Aiels, une réunion concernait les chefs de tribu ou les Matriarches. Un peu comme à Champ d’Emond, avec le Conseil du village et le Cercle des Femmes. Rand avait-il invité les guerriers et les femmes, ou avaient-ils décidé de venir ensemble pour une raison inconnue ?

Au sujet d’Aviendha, Nynaeve s’était fourré le doigt dans l’œil. Fermant la marche, la grande Aielle rousse était bel et bien là. Quand avait-elle quitté Caemlyn ? Et pourquoi serrait-elle contre elle un morceau de tissu effiloché ?

Nynaeve n’eut pas l’occasion d’interroger Aviendha. Sans perdre une seconde, Rand invita les Aiels à s’asseoir, ce qu’ils firent sans se faire prier. Quant à lui, il resta debout près de ses cartes, main et moignon croisés dans le dos.

— Fais-moi un rapport sur ta mission en Arad Doman, dit-il sans préambule à Rhuarc. Selon mes éclaireurs, la paix est loin d’y régner.

Après avoir accepté une tasse d’infusion proposée par Aviendha – toujours tenue pour une apprentie, à l’évidence –, le chef de tribu se tourna vers Rand sans même tremper les lèvres dans le breuvage.

— Nous avons eu très peu de temps, Rand al’Thor.

— Je ne m’intéresse pas aux excuses, Rhuarc, mais aux résultats.

Plusieurs Aiels prirent très mal cette remarque. Debout près du rabat, les inévitables Promises se parlèrent par signes avec une rare frénésie.

Rhuarc ne perdit pas son sang-froid, même si Nynaeve aurait juré qu’il serrait plus fort sa tasse.

— J’ai partagé de l’eau avec toi, Rand al’Thor. Si tu m’as fait venir pour m’insulter…

— Ce ne sont pas des insultes, Rhuarc, mais des vérités. Nous n’avons pas de temps à perdre.

— Pas de temps, Rand al’Thor ? demanda Bael.

Très grand, le chef des Aiels Goshien dominait tout le monde, même quand il était assis.

— Beaucoup d’entre nous, tu les as laissés en Andor, avec pour seule tâche de polir leurs lances et de faire peur aux pleutres des terres mouillées. Puis tu nous as envoyés ici, avec des ordres impossibles à exécuter. Et quelques semaines après, tu exiges des résultats ?

— Vous étiez en Andor pour aider Elayne, rappela Rand.

— Elle n’avait pas besoin d’aide, grommela Bael, et elle n’en voulait pas. À raison, selon moi. Plutôt que de recevoir d’une tierce personne l’autorité sur ma tribu, je préférerais traverser notre désert sans une goutte d’eau.

Rand se rembrunit, les yeux lançant des éclairs. De nouveau, Nynaeve pensa à la tempête qui couvait au nord.

— Le royaume où tu nous as envoyés est dévasté, Rand al’Thor, intervint Rhuarc, plus serein que Bael. Le souligner ne revient pas à chercher des excuses. Pareillement, aborder prudemment une tâche difficile n’est pas de la lâcheté.

— Ici, grogna Rand, il faut que la paix règne. Si vous ne pouvez pas…

— Mon garçon, dit Cadsuane, si tu prenais le temps de réfléchir ? Combien de fois les Aiels t’ont-ils déçu ? En revanche, combien de fois les as-tu trahis, blessés ou offensés ?

Rand en rabattit aussitôt, et Nynaeve se maudit de ne pas avoir tenu elle-même ce discours. Elle regarda la légende, qui trônait sur une chaise – poser ses fesses sur le sol, elle ? Jamais !

À l’évidence, la chaise venait du manoir. Fabriquée à partir d’andouillers d’elgilrim – des bois qui évoquaient irrésistiblement la forme d’une paume ouverte –, elle était munie d’un coussin rouge.

Aviendha tendit à la légende une tasse d’infusion qu’elle accepta, huma délicatement et goûta.

Non sans effort, Rand parvint à se contrôler.

— Je m’excuse Rhuarc. Même chose, Bael. Ces derniers mois m’ont éprouvé.

— Aucun toh n’est requis, répondit Rhuarc. Mais assieds-toi avec nous. Partageons l’ombre et conversons courtoisement.

Rand soupira, acquiesça et s’assit face aux deux chefs. Les Matriarches présentes – Amys, Melaine et Bair – ne semblaient pas enclines à participer aux débats. Des observatrices…

Comme elle, s’avisa Nynaeve.

— Mes amis, il faut que la paix règne en Arad Doman.

Sur le tapis, Rand déroula une carte.

— Dobraine Taborwin a fait du très bon travail à Bander Eban, dit Bael. Mais Rhuarc a raison : ce pays est dévasté. En miettes comme une porcelaine du Peuple de la Mer jetée du haut d’une montagne. Tu nous as dit de découvrir qui commandait, et de rétablir l’ordre. Eh bien, sauf erreur de notre part, personne ne commande ! Chaque ville est livrée à elle-même.

— Et le Conseil des Marchands ? demanda Bashere en s’asseyant près de Rand pour étudier lui aussi la carte. Selon mes éclaireurs, cette institution garde de l’influence.

— Dans certaines villes, c’est exact, répondit Rhuarc. Mais cette influence est faible. Dans la capitale, il n’y a plus qu’une Conseillère, et elle ne contrôle plus rien. Nous avons mis un terme aux combats de rues, mais ça n’a pas été simple. (Il secoua la tête.) Voilà ce qui arrive quand on ne se contente pas de diriger une tribu et une forteresse. Privés de leur roi, ces Domani ne savent plus à qui obéir.

— Où est-il, le souverain ? demanda Rand.

— Personne ne le sait, Rand al’Thor. Il a disparu. Depuis des mois, disent certains, mais d’autres parlent d’années.

— Graendal le détient peut-être, souffla Rand, les yeux toujours baissés sur la carte. Si elle est en Arad Doman. Moi, c’est ce que je crois. Mais où ? Au palais royal ? Non, ce n’est pas son genre. Elle doit avoir un fief où pouvoir exhiber ses trophées. Un lieu qui soit un trophée en soi, mais pas évident, afin qu’on n’y pense pas tout de suite… Oui, je vois… Vous avez raison. C’est sa façon de procéder…

Une telle intimité avec les Rejetés ! Nynaeve en frissonna alors qu’Aviendha s’agenouillait devant elle, lui tendant une tasse. Nynaeve la prit, croisa le regard de l’Aielle et voulut lui murmurer une question.

Aviendha secoua la tête. « Plus tard », semblait-elle vouloir dire. Puis elle se leva, se retira au fond de la tente, prit son carré de tissu effiloché et entreprit de retirer les fils un par un. À quoi ça rimait donc ?

— Cadsuane, dit Rand, cessant de murmurer, que peux-tu nous dire du Conseil des Marchands ?

— Pour l’essentiel, il est composé de femmes – très intelligentes, je dois dire. Cela précisé, elles sont très égoïstes. Il leur revient de choisir le roi, et elles devraient avoir trouvé un remplaçant à Alsalam. Trop d’entre elles voient cette situation comme une occasion à saisir, et ça les empêche de se mettre d’accord. Dans le chaos ambiant, elles ont dû se séparer afin de consolider leur pouvoir dans leur ville natale. Luttant pour conserver leur position, elles sont en quête d’alliances, chacune proposant son propre candidat pour le trône. En d’autres termes, le désordre risque de durer.

— Et l’armée domani qui combat les Seanchaniens ? C’est l’œuvre du Conseil ?

— Je ne saurais le dire.

— Tu parles de l’homme nommé Rodel Ituralde ? demanda Rhuarc.

— Oui, confirma Rand.

— Il s’est très bien battu, il y a vingt ans. C’est un des grands capitaines, comme vous les appelez. J’aimerais danser avec les lances face à lui.

— Mais tu ne le feras pas, lâcha Rand. Pas de mon vivant, en tout cas. Nous allons pacifier ce pays.

— Et tu penses que nous le ferons sans violence ? intervint Bael. Ce Rodel Ituralde, dit-on, se bat comme un lion contre les Seanchaniens, qui le détestent encore plus que toi, Rand al’Thor. Il ne fera pas la sieste pendant la conquête de son pays.