— Encore une fois, rappela Rand, nous ne sommes pas ici pour conquérir !
— Alors, pourquoi nous as-tu envoyés ? soupira Rhuarc. Utilise tes Aes Sedai, qui connaissent les couards des terres mouillées. Ce pays est comme un royaume peuplé d’enfants, et nous sommes trop peu d’adultes pour leur apprendre à obéir. Particulièrement si tu nous interdis de leur flanquer des fessées.
— Vous serez autorisés à combattre, dit Rand, mais seulement quand ce sera inévitable. Rhuarc, désormais, ça dépasse les capacités des Aes Sedai. Vous devez le faire ! Les gens ont peur des Aiels, donc, ils vous obéiront. Si nous parvenons à arrêter le conflit entre les Domani et les Seanchaniens, la Fille des Neuf Lunes comprendra peut-être que je désire vraiment la paix. Alors, elle acceptera de me rencontrer.
— Pourquoi ne procèdes-tu pas comme d’habitude ? s’étonna Bael. Prendre le royaume, tout simplement ?
Bashere approuva du chef.
— Cette fois, ça ne réussirait pas. Et livrer une guerre ici nous coûterait trop de ressources. Ce général Ituralde, il tient tête aux Seanchaniens alors qu’il n’a presque pas de vivres et d’hommes. Vous voudriez affronter un type pareil ?
Bashere plissa le front, comme s’il réfléchissait effectivement à se lancer dans l’aventure.
Les hommes ! pesta intérieurement Nynaeve. Tous les mêmes !
Devant un défi, ils frétillaient, même si le relever promettait de leur coûter la vie.
— Très peu d’hommes en ce monde sont au niveau de Rodel Ituralde, dit Bashere. Pour notre cause, il serait un précieux soutien. Je me suis toujours demandé si je réussirais à lui faire mordre la poussière.
— Pas question d’essayer ! fit Rand, se penchant de nouveau sur sa carte.
D’après ce qu’en voyait Nynaeve, elle montrait des concentrations de troupes. Les Aiels, à la pointe de l’Arad Doman, étaient représentés par des marques noires. Dans la plaine d’Almoth, les forces d’Ituralde faisaient face aux Seanchaniens. Au milieu du royaume, les troupes personnelles d’une myriade de nobles étaient dispersées anarchiquement.
— Rhuarc et Bael, dit Rand, je vous charge de capturer les membres du Conseil des Marchands.
Un lourd silence s’abattit sur la tente.
— Tu es sûr que c’est judicieux, mon garçon ? demanda Cadsuane après un long moment.
— Ces gens sont menacés par les Rejetés, dit Rand en tapotant la carte. Si Graendal a vraiment enlevé Alsalam, le récupérer ne nous mènerait à rien. Soumis à la coercition, il ne serait guère plus qu’un gamin sans volonté. Cette Rejetée n’est pas subtile, et elle ne l’a jamais été. Nous avons besoin du Conseil, pour qu’il choisisse un nouveau roi. C’est la seule façon de ramener la paix et l’ordre.
— Un plan audacieux, dit Bashere.
— Nous ne sommes pas des ravisseurs, grogna Bael.
— Vous êtes ce que je dis que vous êtes, Bael, rappela Rand.
— Non, nous restons un peuple libre, objecta Rhuarc.
— Avant de quitter ce monde, j’aurai transformé les Aiels. J’ignore ce que vous serez quand tout sera fini, mais vous ne resterez pas tels que vous êtes. Cette mission, c’est à vous que je la confie. De tous mes partisans, vous êtes les plus fiables. Si nous voulons réussir à capturer les membres du Conseil sans aggraver la guerre, il nous faudra votre ruse et votre furtivité. Comme dans la Pierre de Tear, vous vous infiltrerez dans les palais et les manoirs.
Rhuarc et Bael se regardèrent, les sourcils froncés.
— Une fois le Conseil entre nos mains, continua Rand, insensible aux inquiétudes de ses alliés, faites entrer vos Aiels dans les cités que dirigeaient ces marchands. À tout prix, évitez qu’elles sombrent dans l’anarchie. Rétablissez l’ordre, comme à Bandar Eban. Après, traquez les bandits et consolidez la loi. Des vivres vous parviendront très vite, apportés par le Peuple de la Mer. Commencez par les villes côtières, puis enfoncez-vous dans les terres. D’ici à un mois, il faut que les Domani viennent vers vous au lieu de vous fuir. Offrez-leur sécurité et nourriture, et l’ordre viendra tout seul.
Un plan curieusement rationnel, dut reconnaître Nynaeve. Pour un homme, Rand était vraiment futé. En lui, il y avait beaucoup de bon – peut-être même l’âme d’un chef –, s’il parvenait à contrôler son caractère de feu.
Rhuarc se massa longuement le menton.
— Davram Bashere, si nous avions une partie de tes hommes, ça nous aiderait beaucoup. Les gens des terres mouillées n’aiment pas se rallier à des Aiels. S’ils peuvent croire que des « mouillés » dirigent les opérations, ils viendront à nous plus facilement.
Bashere éclata de rire.
— Nous ferons aussi de jolies cibles ! Dès que nous aurons capturé quelques membres du Conseil, les autres enverront des tueurs à nos trousses, ça ne fait pas un pli.
Rhuarc rit comme s’il s’agissait d’une bonne blague. Chez les Aiels, le sens de l’humour restait énigmatique.
— Nous vous garderons en vie, Davram Bashere. Et si nous échouons, nous vous empaillerons. Perchés sur vos chevaux, vous ferez effectivement de très belles cibles.
Bael rit aux éclats. Près du rabat, les Promises remuèrent frénétiquement les mains.
Même si l’humour des alliés de Rand le dépassait, Bashere s’autorisa un sourire.
— Rand, tu es sûr que c’est ce que tu veux ?
— Sûr et certain. Divise tes forces, et répartis-les entre les groupes d’Aiels, selon les désirs de Rhuarc.
— Et Ituralde ? demanda Bashere, les yeux de nouveau baissés sur la carte. Dès qu’il aura compris que nous envahissons sa patrie, la paix volera en éclats.
Rand tapota une nouvelle fois la carte.
— Je me chargerai de lui en personne, lâcha-t-il.
8
Des chemises propres
Un « ciel de capitaine des quais », voilà comment on appelait ça. Une masse de nuages gris sinistres et malveillants qui occultait le soleil. Dans le camp le plus proche de Tar Valon, personne, peut-être, n’avait remarqué le phénomène – à part Siuan. Aucun marin n’aurait raté ça. Des nuages pas assez noirs pour augurer d’une tempête, et pas assez blancs pour qu’il s’en déverse une pluie régulière.
Un type de ciel… ambigu. Si on levait l’ancre par ce temps, on pouvait ne pas voir une goutte de pluie ou essuyer un très gros grain sans l’ombre d’un avertissement. Un sacré piège, ce type de couverture nuageuse.
La plupart des ports appliquaient une taxe journalière d’amarrage aux navires à quai. Les jours de tempête, quand aucun bateau de pêche n’aurait pris le moindre poisson, le prélèvement était divisé par deux, voire carrément annulé. Par une journée pareille, plombée mais sans indices annonciateurs d’une catastrophe, le capitaine des quais restait ferme sur ses tarifs. Du coup, les pêcheurs devaient faire un choix douloureux. Rester au port et payer, ou sortir en mer pour économiser au moins cette charge. En général, ils optaient pour la deuxième solution, car les cieux de ce type se révélaient rarement dangereux.
Hélas, dans le cas contraire, très peu fréquent, la tempête s’avérait toujours terrible. Bon nombre des grains qui marquaient l’histoire avaient éclaté à partir d’un ciel de capitaine des quais. Du coup, certains pêcheurs avaient un autre nom pour ces nuages. Le « voile du lion de mer »…
Ce voile était en place depuis des jours, et il menaçait de le rester un moment. Transie, Siuan resserra sur son torse les pans de son manteau. Un très mauvais signe, ce ciel.
Et aujourd’hui, elle doutait que beaucoup de pêcheurs aient choisi de s’aventurer au large.
— Siuan ? lança Lelaine d’un ton agacé. Si tu te bougeais un peu ? Et je ne veux pas entendre d’âneries superstitieuses sur les nuages et les augures. Sans blague !