La grande Aes Sedai continua son chemin sur le trottoir en bois.
Superstitieuses ? s’indigna mentalement Siuan. Mille générations de sagesse populaire n’ont rien à voir avec les superstitions. C’est du bon sens, rien de plus.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin ravala sa fureur et emboîta le pas à Lelaine. Autour d’elle, le camp des Aes Sedai fidèles à Egwene grouillait d’activité – comme d’habitude à cette heure, et avec une précision d’horloge.
Imposer partout un ordre tatillon, voilà la grande force des sœurs. Comme pour faire écho à la Tour Blanche, les tentes étaient disposées en carrés bien distincts, comme les quartiers des divers Ajah. On y voyait très peu d’hommes, et ceux qui s’y aventuraient – des estafettes de Gareth Bryne ou des palefreniers – ne se laissaient pas distraire de leur mission.
Les femmes, en revanche, ne manquaient pas. Parmi les plus enthousiastes, certaines n’avaient pas hésité à faire broder la Flamme de Tar Valon sur leur corsage ou leur jupe.
Une des rares bizarreries de ce village – à part d’avoir des tentes à la place des maisons et des trottoirs de bois en guise de passages dallés –, c’était le nombre incroyable de novices qu’on y croisait. Un peu plus d’un millier de filles, soit beaucoup plus qu’à la tour depuis des décennies. Quand les Aes Sedai seraient réunifiées, des quartiers fermés depuis beau temps devraient être rouverts pour accueillir les nouvelles aspirantes. Très probablement, il faudrait même remettre en service la seconde cuisine.
Alors que les novices allaient et venaient, regroupées par « famille », la plupart des Aes Sedai s’efforçaient de les ignorer. Certaines cédaient simplement à la force de l’habitude – quelle folle se serait intéressée à des novices ? D’autres manifestaient ainsi leur mécontentement. Selon elles, des femmes assez âgées pour être mères ou grand-mères – et quelques-unes l’étaient pour de bon – n’auraient pas dû être inscrites dans le registre des novices. Mais que faire concrètement ? Egwene al’Vere, la nouvelle Chaire d’Amyrlin, tenait à ce qu’on les intègre toutes.
Siuan sentait le mécontentement de plus d’une sœur. Dirigeante de paille, Egwene aurait dû être strictement surveillée et contrôlée. Qu’est-ce qui avait mal tourné ? Quand la Chaire d’Amyrlin était-elle parvenue à reprendre son indépendance ?
Si elle ne s’était pas tant inquiétée pour Egwene, toujours prisonnière à la tour, Siuan aurait jubilé devant l’insatisfaction de ces idiotes.
L’entière situation était un voile de lion de mer. Une promesse de grand succès, certes, mais en même temps, de formidable désastre…
Siuan pressa le pas pour ne pas se laisser distancer par Lelaine.
— Où en sont les négociations ? demanda la représentante bleue sans daigner se retourner.
Participe à une séance et tu le découvriras, pensa l’ancienne Chaire d’Amyrlin.
Mais Lelaine voulait superviser, pas contribuer. Mettre la main à la pâte, ça ne collait pas avec son image. De plus, poser cette question à Siuan en public était finement calculé.
Bénéficiant encore de son statut de Chaire d’Amyrlin, même renversée, Siuan était une des proches d’Egwene, et tout le monde le savait. Ce qu’elle disait à Lelaine n’avait aucune importance. Être vue en train d’écouter ses « confidences », en revanche, renforçait le prestige de la représentante bleue.
— Elles se passent mal, Lelaine. Les émissaires d’Elaida ne s’engagent sur rien, et elles s’indignent chaque fois que nous abordons un sujet important, comme la restauration de l’Ajah Bleu. Je doute qu’Elaida leur ait délégué une once d’autorité.
— Je vois…, fit Lelaine en saluant de la tête un groupe de novices qui se fendirent d’une révérence.
Très bonne tacticienne, la représentante bleue se montrait depuis peu bienveillante avec les nouvelles filles en blanc.
Logique, puisque Romanda, sa rivale, les avait en horreur. Depuis le « départ » d’Egwene, la sœur jaune laissait entendre que cette « folie », une fois la tour réunifiée, n’existerait plus. Dehors les « novices cacochymes », comme elle disait.
Cela dit, de plus en plus de sœurs se ralliaient à la sagesse d’Egwene. Parmi les nouvelles venues, il y avait de très forts potentiels, et nombre de ces filles seraient promues Acceptées à la seconde même où la tour ne ferait plus qu’une.
En acceptant les filles en blanc, Lelaine pouvait se vanter d’avoir un autre point commun avec Egwene.
Siuan suivit des yeux la famille de novices qui s’éloignait. Devant Lelaine, elles s’étaient inclinées avec presque autant de respect qu’elles en auraient témoigné à la Chaire d’Amyrlin. À l’évidence, après des mois d’égalité parfaite, Lelaine l’emportait sur Romanda.
Et c’était un problème d’envergure.
Siuan ne détestait pas Lelaine. Compétente et déterminée, la représentante bleue savait prendre les décisions quand il le fallait. Amies dans un lointain passé, elles n’étaient plus du tout proches depuis le changement de statut de Siuan.
Cela dit, l’ancienne Chaire d’Amyrlin aimait bien Lelaine. En revanche, elle ne lui faisait pas confiance et refusait de la voir un jour accéder au poste suprême. Dans d’autres circonstances, elle aurait été une bonne dirigeante. En ce moment, le monde avait besoin d’Egwene, et malgré leur lien passé, Siuan ne pouvait pas permettre à la représentante bleue d’évincer la Chaire d’Amyrlin légitime. En conséquence, elle devait s’assurer que Lelaine ne manœuvrait pas dans la coulisse pour empêcher le retour d’Egwene.
— Eh bien, dit Lelaine, nous devrons débattre de ces négociations lors d’une réunion du Hall. La Chaire d’Amyrlin veut qu’elles continuent… Donc, nous n’y mettrons pas un terme. En revanche, il faut trouver un moyen de les rendre efficaces. Les désirs de notre Mère sont des ordres, ne crois-tu pas ?
— C’est une évidence, oui ! répondit Siuan avec une grande conviction.
Surprise, Lelaine la dévisagea.
Quelle idiote elle était ! Avoir trahi ainsi ses sentiments. Lelaine devait croire qu’elle était de son côté.
— Désolée, Lelaine, Elaida me rend folle… Si elle ne veut céder sur rien, pourquoi avoir accepté des pourparlers ?
— Tu as raison, mais qui peut prétendre connaître les motivations d’Elaida ? Selon les rapports de notre Mère, sa rivale dirige la tour d’une main… approximative, pour être gentille.
Siuan se contenta de hocher la tête. Par chance, Lelaine ne semblait pas la soupçonner de jouer un double jeu. Ou elle s’en contrefichait. Sachant que Siuan avait perdu la majeure partie de sa puissance dans le Pouvoir, elle la jugeait inoffensive.
Cette faiblesse était une toute nouvelle expérience. Dès son arrivée à la tour, les sœurs avaient remarqué la puissance de Siuan et la qualité de son intelligence. Presque aussitôt, on avait commencé à murmurer qu’elle serait un jour la dirigeante suprême. À l’époque, on eût dit que la Trame elle-même la conduisait inexorablement vers l’étole et le sceptre.
Même si son accession au titre, si jeune, avait surpris plus d’une sœur, elle ne s’en était pas étonnée. Quand on pêchait avec une souris pour appât, on devait s’attendre à attraper un poisson-chat. Pour qu’une anguille morde, il fallait utiliser autre chose.
Au début de sa guérison, Siuan s’était lamentée d’avoir perdu une si grande partie de sa puissance. Désormais, elle s’y faisait. Bien sûr, être inférieure à presque toutes les autres sœurs avait de quoi la faire hurler de rage. D’autant plus que certaines femmes la traitaient avec un manque de respect révoltant. Cela dit, parce qu’elle avait perdu en puissance, d’aucunes supposaient qu’elle n’était plus une aussi fine politicienne. Quelle erreur grotesque ! Les gens oubliaient-ils vraiment si vite ? Quoi qu’il en fût, le nouveau statut de Siuan au sein des Aes Sedai avait quelque chose de… libérateur.