Après avoir salué un autre groupe de novices, Lelaine reprit la parole :
— Je crois qu’il est temps d’envoyer des émissaires dans les pays qu’al’Thor n’a pas encore conquis. Nous ne tenons pas la Tour Blanche, c’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à guider le monde. Il a besoin de nos lumières.
— Tu parles d’or, fit mine d’acquiescer Siuan. Es-tu sûre que Romanda ne s’opposera pas à ce plan ?
— Pourquoi le ferait-elle ? Ça n’aurait aucun sens.
— Rien de ce qu’elle fait n’a de sens, ou presque. Elle peut s’opposer juste pour t’empoisonner la vie. Mais je l’ai bel et bien vue s’entretenir avec Maralenda, il y a quelques jours.
Lelaine fronça les sourcils. Maralenda était une lointaine cousine de la lignée Trakand.
Siuan réprima un sourire. Quand les gens vous sous-estimaient, on pouvait faire des merveilles. Combien de femmes avait-elle regardées de haut parce qu’elles n’étaient pas très puissantes ? Et combien de fois ces sœurs l’avaient-elles manipulée, comme elle se jouait à présent de Lelaine ?
— Il faut que j’enquête sur tout ça…, souffla la représentante bleue.
Ce qu’elle découvrirait n’importait pas. Tant qu’elle s’occupait avec Romanda, elle aurait moins de temps pour comploter contre Egwene et lui voler l’étole. À quoi bon saper de l’intérieur le règne d’Elaida si les Aes Sedai rebelles se débandaient pendant que leur dirigeante n’était pas là ?
Pour éviter ça, Siuan devait alimenter la querelle entre Lelaine et Romanda, leur fournissant en permanence du grain à moudre. C’était encore plus important depuis qu’une des deux avait pris un net avantage.
Que la lumière me brûle ! Certains jours, j’ai l’impression de jongler avec des brochets vivants tartinés de beurre.
Dans le ciel de capitaine des quais, Siuan tenta de localiser le soleil. L’après-midi se terminait.
— Par les entrailles d’un barracuda ! Il faut que j’y aille, Lelaine.
— La corvée de lessive, je suppose. Pour ton butor de général.
— Ce n’est pas un butor ! s’écria Siuan.
Avant de se maudire d’être si bête. Si elle continuait à enguirlander les sœurs qui la tenaient pour une moins-que-rien, elle perdrait presque tous les avantages de sa position.
Lelaine sourit d’un air entendu et supérieur. Quelle plaie, celle-là ! Amie ou non, Siuan allait lui faire voir ce que…
Non !
— Je m’excuse, Lelaine. Quand je pense à ce que cet homme exige de moi, ça me tape sur les nerfs.
— Tu fais bien d’en parler… J’ai réfléchi à la situation, Siuan. La Chaire d’Amyrlin a supporté que Bryne malmène une sœur, mais je ne peux pas accepter ça. Dès cette minute, tu appartiens à ma suite. Au poste de conseillère.
Moi, ta conseillère ? Je pensais devoir simplement te soutenir en attendant le retour d’Egwene.
— Oui, à mes yeux, il est temps que tu ne serves plus Gareth Bryne. Je m’acquitterai de ta dette, mon enfant.
— Ma dette ? répéta Siuan, paniquée. Est-ce très avisé ? Bien entendu, je serais ravie d’être libérée de ce… butor, mais pour l’heure, je suis idéalement placée pour l’espionner et en apprendre plus long sur ses plans.
— Des plans ? demanda Lelaine, méfiante.
Siuan se pétrifia intérieurement. Quoi qu’il arrive, pas question de faire porter à Gareth Bryne le chapeau de cette histoire. Cet homme était assez strict et vertueux pour que même des Champions puissent passer pour laxistes, comparés à lui.
Siuan aurait pu laisser Lelaine la débarrasser de sa servitude volontaire. Mais cette seule idée lui retournait l’estomac. Des mois plus tôt, le général avait été déçu qu’elle viole le serment qu’elle lui avait fait. En réalité, elle n’avait rien violé du tout, décalant seulement sa période de servitude. Mais comment convaincre une tête de mule comme Bryne ?
Si elle se défilait en douce, aujourd’hui, que penserait-il d’elle ? Eh bien, qu’il avait gagné, parce qu’elle n’avait pas tenu parole. Impossible de permettre ça !
De plus, pas question de laisser Lelaine contribuer à sa libération. La dette existant toujours, ce serait revenu à la transférer de Bryne à la représentante bleue.
Une Aes Sedai collecterait ses fonds bien plus subtilement qu’un général, mais au bout du compte, pas un sou ne manquerait à l’appel – au minimum sous la forme d’injonctions à la loyauté…
— Lelaine, notre bon général, je ne le soupçonne de rien. Cela dit, il commande notre armée. Sans aucune supervision, est-on sûre qu’il sera fiable ?
— Aucun homme ne peut l’être, si on ne lui serre pas la vis.
— Je déteste m’occuper de son linge, lâcha Siuan.
La stricte vérité. Sauf qu’elle n’aurait pas arrêté pour tout l’or de Tar Valon.
— Mais si ça me permet de garder un œil sur lui…
— Oui, tu as raison. Je n’oublierai jamais ton sacrifice, Siuan. À présent, tu peux me laisser.
Lelaine se détourna et baissa les yeux sur ses mains, comme si quelque chose lui manquait. Sans doute la possibilité, une fois devenue Chaire d’Amyrlin, de tendre la main pour que ses « sujettes » embrassent sa bague au serpent.
Il était plus que temps qu’Egwene revienne ! De fichus brochets tartinés de beurre !
Siuan reprit son chemin vers la sortie du camp des Aes Sedai. L’armée de Bryne était cantonnée tout autour, mais là, il faudrait marcher une bonne demi-heure pour rejoindre le poste de commandement du général. Coup de chance, Siuan tomba sur un chariot d’approvisionnement qui venait d’arriver via un portail. Le conducteur, un petit homme grisonnant, accepta sans discuter de la laisser voyager avec ses navets. Cela dit, il parut surpris qu’une Aes Sedai ne dispose pas d’un cheval.
Eh bien… pour commencer, ce n’était pas si loin que ça. Ensuite, faire le chemin avec des légumes semblait moins ridicule qu’avoir l’air d’une imbécile sur un canasson. Et si Gareth Bryne se plaignait qu’elle soit en retard, il aurait droit à un sacré sermon, parole de Siuan !
Adossée à un sac de navets, l’ancienne Chaire d’Amyrlin laissa ses jambes pendre dans le vide. Alors que le véhicule atteignait le sommet d’une petite butte, elle eut une vision d’ensemble du camp des Aes Sedai – des tentes blanches disposées comme les maisons d’une cité –, de celui de l’armée, et du fouillis de cabanes et de tentes qui constituait celui des inévitables civils.
Au-delà du site, la neige fondait mais le paysage restait terne, car les jeunes pousses se faisaient attendre.
Dans les environs, seuls des bosquets de chênes rachitiques rompaient un peu la monotonie. Plus loin, dans une série de vallées, des colonnes de fumée signalaient la position des villages, où on se préparait à dîner.
Siuan s’étonna de se sentir rassurée par ce paysage. Lors de son arrivée à la tour, elle aurait juré ne jamais apprécier cette région sans relief.
Aujourd’hui, après avoir vécu plus longtemps à Tar Valon qu’en Tear, Siuan se souvenait à peine de la fille qui reprisait des filets et partait à l’aube pour de longs raids de pêche en compagnie de son père. Comme elle avait changé ! Une femme qui faisait commerce de secrets et plus de poissons…
Les secrets, nerf de la politique et de la guerre… Désormais, ils étaient toute sa vie. Pas de place pour l’amour, n’étaient quelques brèves relations. Aucun engagement véritable, même en amitié. Désormais, Siuan n’avait plus qu’un objectif : retrouver le Dragon Réincarné afin de l’aider, de le conseiller et, si possible, de le contrôler.