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Moiraine était morte au cours de la même quête. Au moins, elle avait pu quitter Tar Valon et voir le monde. Siuan, elle, avait vieilli à la tour – mentalement, pas physiquement –, occupée à tirer des ficelles et à influencer le monde. Ce faisant, elle avait parfois été bénéfique pour les autres. Bientôt, elle saurait si ses efforts avaient suffi.

Sa vie, elle ne la regrettait pas. Pourtant, alors que les cahots de la route la secouaient comme un vieux rafiot pris dans une tempête, elle enviait Moiraine.

Avant que tout tourne au vinaigre, combien de fois s’était-elle campée à sa fenêtre pour admirer le paysage verdoyant ? Avec Moiraine, elle s’était battue comme une lionne pour sauver le monde. Mais l’une comme l’autre, elles ne s’étaient jamais souciées de leur propre sort.

En restant dans l’Ajah Bleu, avait-elle commis une erreur ? Profitant d’avoir été calmée puis guérie, Leane avait rejoint l’Ajah Vert. C’était sans doute…

Non, pensa Siuan alors que le chariot grinçait comme une coquille de noix prise dans un gros grain. Je suis toujours concentrée sur le salut du monde…

Pour elle, il n’y aurait pas de changement d’Ajah. Cela dit, dès qu’il était question de Bryne, elle regrettait que l’Ajah Bleu, sur certains points, ne soit pas aussi tolérant que le Vert.

Durant son règne, elle n’avait pas eu le temps de s’engager amoureusement. Avec son nouveau statut, il pouvait en aller autrement. Manipuler subtilement les autres demandait plus de talent et de compétences que leur imposer le pouvoir absolu d’une Chaire d’Amyrlin. Bizarrement ou non, c’était aussi bien plus efficace. Hélas, ça ne suffisait pas à lui faire oublier le poids écrasant de ses responsabilités passées. Et si elle changeait un peu de vie, histoire de se sentir plus « légère » ?

Alors que le chariot atteignait la zone qu’elle visait, Siuan secoua la tête, accablée par sa propre niaiserie, puis elle sauta à terre et remercia le conducteur d’un signe de tête. N’était-elle donc qu’une gamine à peine assez grande pour pêcher au chalut pour la première fois ? Penser à Bryne de cette façon n’avait aucun sens. Pour l’instant, en tout cas. Il y avait bien plus urgent.

Laissant les tentes sur sa gauche, Siuan longea le camp. Alors que la nuit tombait, des lanternes brûlaient une huile précieuse pour éclairer le fief des civils. Devant elle, une petite palissade se dressait dans la nuit. Une sorte de mur d’enceinte ? Non, puisque la structure entourait seulement quelques dizaines de tentes d’officiers et de postes de commandement. En cas d’urgence, cette zone pouvait devenir le dernier bastion. En temps normal, c’était le cœur de la hiérarchie du camp, un concept que Bryne chérissait particulièrement. Ici, il se réunissait avec ses subordonnés, prenant des décisions capitales. Sans la palissade, les espions ennemis auraient eu la partie trop belle.

La « fortification » n’était qu’aux trois quarts terminée, mais le travail avançait vite. Si le siège s’éternisait, Bryne déciderait peut-être que le camp entier avait besoin d’un mur d’enceinte. Pour l’instant, son petit « centre des opérations » lui suffisait. C’était idéal pour inspirer un sentiment de sécurité aux hommes et pour ajouter au prestige de leur chef.

Les rondins de huit pieds de haut, taillés en pointe, semblaient bel et bien monter la garde.

Au cours d’un siège, on ne manquait en principe pas de main-d’œuvre pour des travaux de ce genre…

À la porte de la palissade, les sentinelles reconnurent Siuan et la laissèrent passer. Ensuite, elle pressa le pas en direction de la tente du général. Du linge à laver, elle en avait jusqu’au cou, mais ça devrait sans doute attendre le lendemain matin. Dès le crépuscule, Siuan était censée retrouver Egwene dans le Monde des Rêves, et on y serait dans quelques minutes.

Comme d’habitude, la tente de Bryne était la moins éclairée. Alors qu’on gaspillait de l’huile partout, il économisait, la plupart de ses hommes menant plus grand train que lui. Quel idiot !

Sans s’annoncer, Siuan entra d’un pas décidé. S’il était assez bête pour se changer devant son paravent, il méritait amplement d’être vu.

Assis à son bureau de campagne, il travaillait à la lueur d’une chandelle. Siuan supposa qu’il lisait des rapports d’éclaireurs.

Elle avança, laissant le rabat retomber derrière elle. Une chandelle, même pas une lampe. Ce type !

— Gareth Bryne, si tu lis avec si peu de lumière, tu te ruineras les yeux.

— Je lis comme ça depuis toujours, Siuan…

Changeant de feuille, Bryne ne daigna pas lever les yeux sur sa visiteuse.

— Et tu seras ravie d’apprendre que ma vue est la même que quand j’étais gamin.

— Vraiment ? Tu es donc presbyte depuis ta plus tendre enfance ?

Bryne sourit mais continua sa lecture.

Siuan grogna assez fort pour qu’il entende, puis elle généra un globe de lumière et l’envoya léviter au-dessus du bureau.

Condensé d’idiot ! Pas question qu’il devienne miro au point de se faire tuer par un type qu’il n’aurait pas vu.

Après avoir positionné le globe près de sa tête – peut-être trop près pour qu’il ne soit pas obligé de se tordre un peu le cou –, Siuan alla dépendre une chemise accrochée sur la corde qu’elle avait tendue en plein milieu de la tente. Bryne n’avait émis aucune objection contre cette façon de faire. Comme il n’avait pas coupé la corde, tout allait bien.

Non, justement. C’était une grosse déception. Siuan avait prévu de l’enguirlander pour avoir saboté son travail.

— Aujourd’hui, une femme du camp extérieur m’a abordé, annonça Bryne. (Il fit glisser sa chaise sur le côté et s’empara d’une nouvelle pile de documents.) Elle m’a proposé des services de blanchisserie. Avec son équipe de lavandières, elle prétend s’occuper de mon linge plus vite et mieux qu’une « servante distraite ».

Siuan coula un regard au général, qui l’observait derrière ses documents. Du côté gauche, son menton carré était éclairé par la lumière blanche du globe. Du droit, la lueur orange de la chandelle vacillait.

Certains hommes étaient affaiblis par l’âge. D’autres en paraissaient fatigués ou négligés. Bryne, lui, était… patiné. Comme une colonne créée par un maître maçon puis confiée aux éléments. Les années n’avaient en rien diminué la force de cet homme. Même chose pour son efficacité. En revanche, avec ses tempes argentées, le temps lui avait conféré du… caractère. D’élégantes rides complétaient ce beau tableau.

— Et que lui as-tu répondu ?

Bryne passa à une nouvelle feuille.

— Que je suis satisfait de ma blanchisseuse. Je dois avouer que ça me surprend, Siuan. J’aurais cru qu’une Aes Sedai ne connaissait rien à ces tâches quotidiennes. Mais j’ai rarement eu des uniformes aussi bien amidonnés et en même temps confortables. Tu es une perle.

Siuan se détourna pour cacher qu’elle avait rosi. Crétin ! Devant elle, des rois s’étaient agenouillés ! À son zénith, elle manipulait des Aes Sedai et préparait la délivrance de l’humanité. Et ce rustre vantait ses talents de blanchisseuse ?

Cela dit, venant de lui, c’était un compliment sincère et réfléchi. Les lavandières ou les messagers, il ne les regardait jamais de haut, les traitant tous équitablement. Aux yeux de Gareth Bryne, on ne gagnait pas de l’envergure parce qu’on portait une couronne, mais parce qu’on accomplissait son devoir et respectait la parole donnée. Pour lui, une citation pour « linge bien lavé » était aussi significative qu’une médaille décernée à un soldat héroïque.

Siuan le regarda à la dérobée. Il l’observait toujours. Idiot congénital !

Elle décrocha une autre chemise propre et entreprit de la plier.