— Tu ne m’as jamais expliqué pourquoi tu as violé ton serment, dit-il. Enfin, pas de façon satisfaisante…
Siuan se pétrifia et sonda la cloison du fond de la tente, sur laquelle dansait l’ombre des vêtements encore pendus.
— J’ai cru que tu avais compris, dit-elle en reprenant son ouvrage. Je détenais des informations cruciales pour les Aes Sedai de Salidar. Et je ne pouvais pas laisser Logain disparaître dans la nature. Je devais le trouver et le conduire à Salidar.
— Des excuses, marmonna Bryne. Oh, je sais qu’elles sont vraies ! Mais tu es une Aes Sedai, capable d’utiliser quatre demi-vérités pour dissimuler le facteur le plus important. Pour vous, c’est aussi efficace que de mentir.
— Donc, tu m’accuses de raconter des bobards ?
— Non, simplement d’avoir manqué à ta parole.
Siuan regarda le général, les yeux ronds. S’il insistait, elle allait lui montrer de quel bois…
Elle hésita. Il la dévisageait, pensif, le visage illuminé par les deux lueurs antagonistes. Un témoin objectif, pas un accusateur…
— C’est cette question qui m’a conduit jusqu’ici, sais-tu ? Je t’ai traquée sur des centaines de lieues, et pour finir, je me suis lié aux rebelles. Pourtant, je n’avais aucune envie de livrer une autre guerre à Tar Valon. Mais il fallait que je comprenne. Que je sache ! Pourquoi cette femme aux yeux si fascinants avait-elle violé son serment ? Cette question m’obsédait.
— Ne t’avais-je pas dit que je reviendrais pour payer ma dette ?
Siuan se détourna et décrocha une autre chemise.
— Une autre excuse, souffla Bryne. Et une nouvelle réponse d’Aes Sedai. Me confieras-tu un jour l’entière vérité, Siuan Sanche ? Quelqu’un la connaît-il seulement ?
Bryne soupira, puis des bruissements indiquèrent qu’il en était revenu à ses rapports.
— À la Tour Blanche, encore une simple Acceptée, j’étais un des quatre témoins présents quand une femme, dans une vision, apprit la naissance imminente du Dragon Réincarné sur les pentes du pic du Dragon.
Le bruissement cessa.
— Une des trois autres femmes présentes mourut à l’instant même. Une autre ne survécut pas longtemps. Je suis certaine que celle-là – la Chaire d’Amyrlin en personne – fut victime de l’Ajah Noir. Car il existe. Si tu répètes ça à quelqu’un, je te couperai la langue.
» Quoi qu’il en soit, avant de mourir, la Chaire d’Amyrlin envoya des sœurs à la recherche du Dragon. Les unes après les autres, toutes ces femmes disparurent. Parce que l’Ajah Noir, selon moi, avant de la tuer, a forcé Tamra à lui livrer leurs noms. Elle n’a pas dû parler sans résister, et il m’arrive encore de frissonner à l’idée de ce qu’elle a enduré.
» Très vite, nous sommes restées deux à savoir. Moiraine et moi. Cette prédiction, nous n’étions pas censées l’entendre. Deux Acceptées présentes par hasard dans une pièce… Je crois que Tamra a réussi à ne pas livrer nos noms à l’Ajah Noir. Sinon, nous aurions aussi été assassinées.
» Ainsi, dans le monde, nous n’étions que deux informées de ce qui allait advenir. En tout cas, dans le camp de la Lumière. Du coup, Gareth Bryne, j’ai fait ce qui s’imposait : consacrer ma vie à préparer l’avènement du Dragon. Et j’ai juré de tenir jusqu’à l’Ultime Bataille. En faisant tout ce qu’il faudrait – tout, tu m’entends ? – pour porter le fardeau dont j’étais accablée. Ensuite, la seule personne à qui je pouvais me fier est morte…
Siuan se retourna et chercha le regard du général. Un courant d’air fit onduler la toile et vaciller la flamme de la chandelle, mais il ne broncha pas, les yeux rivés sur elle.
— Donc, Gareth Bryne, j’ai dû différer mon serment envers toi au nom d’autres serments, de loin antérieurs. J’ai promis de voir toute l’histoire, jusqu’à sa fin, et le Dragon n’a pas encore rencontré son destin au mont Shayol Ghul. Les serments d’une personne doivent être classés par ordre d’importance. Lorsque j’ai juré de te servir, quand ai-je mentionné que ce serait immédiat ? Sur ce point, je suis restée délibérément vague. Appelle ça une ruse d’Aes Sedai, si ça te chante. Moi, j’ai une autre définition.
— Laquelle ?
— Faire ce qu’il fallait pour vous protéger, toi, ton pays et ton peuple. Tu m’as condamnée pour la perte d’une étable et de quelques vaches. Puis-je te suggérer d’évaluer le coût, si le Dragon échouait ? Parfois, le devoir prime tout. Un soldat devrait comprendre ça.
— Tu aurais dû me le dire… Me révéler qui tu es vraiment.
— Pardon ? Et tu prétends que tu m’aurais crue ?
Bryne hésita.
— En outre, avoua Siuan, je n’avais pas confiance en toi. Nos rencontres précédentes n’avaient pas été très cordiales, si j’ai bonne mémoire. Aurais-je dû prendre un tel risque avec un quasi-inconnu ? Aurais-je dû lui permettre de contrôler des secrets que j’étais seule à connaître, et qu’il fallait transmettre à la nouvelle Chaire d’Amyrlin ? Aurais-je dû perdre ne serait-ce qu’une minute alors que le monde portait autour du cou le nœud coulant du bourreau ?
Siuan maintint le contact visuel, exigeant une réponse.
— Non, concéda enfin Bryne. Que la Lumière me brûle, mais tu as eu raison. Tu n’aurais pas dû attendre. Ni me faire ce serment, pour commencer.
— Toi, tu aurais dû être plus attentif. (Siuan détourna les yeux.) La prochaine fois que quelqu’un jure de te servir, prends soin de fixer un cadre temporel.
Le militaire grogna. S’emparant de la dernière chemise, Siuan y mit tant d’énergie qu’elle fit vibrer la corde.
Sur la toile, les autres vêtements dansèrent un étrange ballet d’ombres.
— Eh bien…, fit Bryne. Hum, je me suis promis de te garder jusqu’à ce que j’aie ma réponse. Maintenant que c’est fait, je dirais que…
— Silence ! s’écria Siuan.
Elle se retourna et braqua sur Bryne un index assassin.
— Mais…
— Pas un mot de plus ! Sinon, je te bâillonne, puis je te laisse léviter au-dessus de ton bureau jusqu’à demain soir. Ne va pas croire que ce sont des menaces en l’air.
Bryne se tut.
— Je n’en ai pas fini avec toi, Gareth Bryne ! (Siuan défroissa la chemise et la plia.) Quand ce sera le cas, je te le ferai savoir.
— Par la Lumière, femme… Si j’avais connu ta véritable identité, avant de te traquer jusqu’à Salidar… Mais j’ignorais ce que je faisais.
— Quoi ? Tu ne m’aurais pas poursuivie ?
— Bien sûr que si ! répliqua Bryne, piqué au vif. Mais j’aurais été plus prudent et sans doute mieux préparé. Là, je suis parti à la chasse au sanglier avec un coutelas au lieu d’une lance.
Siuan posa la chemise sur les autres et saisit la pile. Puis elle gratifia Bryne d’un regard douloureux.
— Je m’efforcerai de faire comme si tu ne venais pas de me comparer à un sanglier. Mais à l’avenir, fais attention à ce que tu dis. Sinon, tu te retrouveras sans servante, et tu devras faire appel à ces lavandières de malheur.
Bryne coula à Siuan un regard dubitatif, puis il éclata de rire.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin ne parvint pas à réprimer un sourire. Cela dit, après ce dialogue, ce type saurait qui dominait, dans leur duo.
Mais… Au nom de la Lumière, pourquoi lui avait-elle parlé de la prédiction ? Presque personne n’avait eu cet… honneur. Tandis qu’elle rangeait les chemises dans un coffre, elle regarda Bryne en douce. L’andouille continuait à rigoler.
Quand je serai libérée de mes autres serments, et certaine que le Dragon Réincarné fait ce qu’il est censé faire, j’aurai peut-être du temps pour… En attendant, j’ai seulement hâte d’en avoir terminé avec cette quête.
Nouveau et remarquable, ça…
— Tu devrais aller au lit, Siuan.
— Il est encore tôt.
— Oui, mais le soir tombe. Tous les trois jours, tu te couches avec les poules, en portant l’anneau bizarre que tu caches entre les coussins de ton lit. (Bryne retourna une feuille, sur son bureau.) Présente mes salutations à la Chaire d’Amyrlin.