Hélas, tout ce que Perrin sentait, c’était la puanteur du sang et de la mort.
Il tourna le dos à la brise, s’agenouilla et inspecta les roues du chariot. Un solide véhicule en noyer qui semblait en très bon état. Mais avec tout équipement venant de Malden, il fallait se montrer prudent. S’ils méprisaient moins les bœufs et les chariots, comparés aux chevaux, les Shaido, comme tous les Aiels, préféraient voyager léger. Du coup, ils n’avaient entretenu aucun des véhicules tractés. Durant son inspection, Perrin en avait repéré plusieurs truffés de défauts cachés.
— Au suivant ! lança-t-il tout en contrôlant le premier moyeu.
Son invitation s’adressait à la foule de gens qui attendait pour s’entretenir avec lui.
— Mon seigneur, dit une voix basse et rauque familière.
Celle de Gerard Arganda, premier capitaine du Ghealdan. Un type qui sentait l’armure soigneusement huilée.
— Je dois insister sur la nécessité de lever le camp. Au moins, permets-moi de partir avec ma reine.
La reine en question était Alliandre, souveraine du Ghealdan.
Perrin continua à étudier le moyeu. En mécanique et en menuiserie, il était moins à l’aise que devant une forge, mais son père avait appris à tous les fils Aybara l’art de repérer un défaut sur un chariot. Réparer avant de partir, martelait-il, valait mieux que tomber en panne à mi-chemin de sa destination.
Perrin passa une main sur le bois noirci par le temps. Le grain était encore très visible, et la recherche de fissures, sur les quatre roues, ne donna aucun résultat.
— Seigneur ? insista Arganda.
— Nous partirons tous ensemble, lâcha Perrin. C’est un ordre, Arganda. Sinon, les réfugiés penseront qu’on les abandonne.
Les réfugiés… Plus de cent mille âmes dont il fallait s’occuper. Cent mille ! Beaucoup plus que l’entière population du territoire de Deux-Rivières. Et Perrin avait pour mission de nourrir toutes ces bouches.
Les chariots… Peu de gens mesuraient l’importance d’un bon chariot. S’allongeant sur le dos, le jeune seigneur s’apprêta à contrôler les axes. Dans sa position, il vit nettement le ciel plombé, le plus souvent occulté par le mur d’enceinte de Malden.
Pour l’extrême-nord de l’Altara, cette ville était très grande. À dire vrai, avec sa muraille et ses tours, elle ressemblait plus à une forteresse qu’à une cité. Jusqu’à la veille, le terrain qui l’entourait appartenait aux Shaido. Mais c’était terminé. Les Aiels renégats étaient en déroute, la plupart morts ou en fuite. Grâce à une alliance avec les Seanchaniens, Perrin avait pu libérer tous les prisonniers.
Les Shaido lui avaient laissé deux « présents » : l’odeur de la mort dans l’air et cent mille malheureux à protéger. Même s’il était heureux d’avoir libéré ces gens, le raid sur Malden, pour Perrin, avait eu un tout autre objectif. Sauver Faile.
D’autres Aiels avançaient vers la position du jeune homme, mais ils avaient ralenti puis dressé un camp. Depuis, ils ne faisaient pas mine de fondre sur Malden. Des Aiels en fuite les avaient-ils prévenus qu’une grande armée les attendait ? Une force capable d’écraser les Shaido malgré leurs Matriarches.
Quoi qu’il soit, ce nouveau groupe, dans le dos de Perrin, semblait aussi peu disposé à ferrailler que lui.
Du coup, il avait du temps. Un peu, au moins…
Arganda attendait toujours. Son plastron brillant comme un petit soleil, il avait calé son casque sous son bras. Ce costaud n’était pas un officier de salon, mais un fils du peuple qui s’était élevé à la force du poignet. En règle générale, il se battait très bien et exécutait les ordres.
— Je ne céderai pas sur ce point, Arganda, dit Perrin en se glissant sous le chariot.
— Alors, utilisons des portails, au moins !
S’agenouillant, Arganda se pencha pour observer le dessous du véhicule.
— Les Asha’man sont morts de fatigue, marmonna Perrin. Tu le sais très bien.
— Pour un grand portail, oui… Mais s’il s’agissait de transférer un petit groupe ? Ma reine est épuisée au sortir de sa captivité. Tu ne prétends quand même pas la faire marcher ?
— Les réfugiés aussi sont en bout de course… Alliandre aura un cheval, mais elle partira quand nous nous mettrons en route, pas avant. Veuille la Lumière que ce soit bientôt.
Arganda capitula sans un mot. Alors que Perrin passait les doigts le long d’un axe, il se redressa.
D’un seul coup d’œil, le mari de Faile pouvait repérer un défaut sur du bois. Il tenait quand même à toucher sa surface, parce que c’était bien plus fiable.
Aux endroits où cette matière première faiblissait, on sentait toujours un nœud ou une fissure. Savoir mesurer le danger était une affaire d’expert. À part ça, un bois de qualité ne vous réservait jamais de mauvaises surprises.
Contrairement aux hommes et à Perrin lui-même.
Il serra les dents, refusant de penser à ça. Pour détourner sa propre attention, il devait travailler, travailler et travailler encore. Une bonne chose, puisqu’il adorait ça. Ces derniers temps, il en avait eu trop peu souvent l’occasion.
— Suivant ! cria-t-il de sous le chariot.
— Seigneur, nous devons attaquer ! rugit une voix tonitruante.
Perrin sortit la tête de sous le chariot et… ferma les yeux. Bertain Gallenne, seigneur capitaine de la Garde Ailée, était à Mayene ce qu’Arganda était au Ghealdan. Cette similitude oubliée, les deux hommes se révélaient aussi différents que possible. Dans sa position, Perrin avait une vue imprenable sur les bottes de Bertain et leurs éperons en forme de faucons.
— Seigneur, insista Bertain, une bonne charge de la Garde Ailée disperserait cette racaille aielle, j’en suis certain. En ville, nous leur avons donné une sacrée bonne leçon.
— Avec l’aide des Seanchaniens, rappela Perrin.
En ayant terminé avec l’axe de derrière, il s’attaqua à celui de devant. Pour ce travail, il portait sa vieille veste toute tachée. Pour ça, Faile lui ferait un sermon. N’était-il pas censé montrer au monde qu’il avait tout d’un seigneur ?
Pour autant, ça ne justifiait pas de se rouler dans l’herbe avec une veste étincelante.
Faile aurait refusé qu’il se traîne dans la gadoue, pour commencer. Une main sur l’axe avant, Perrin hésita, son esprit dérivant sur les beaux cheveux noirs de sa femme. Et ce nez si typique du Saldaea. Pour lui, elle était tout ce qui comptait. L’objet fascinant de son amour, ni plus ni moins.
Au bout du compte, il avait réussi à la sauver. Alors, pourquoi avait-il le sentiment que tout allait presque aussi mal qu’avant ? Il aurait dû se réjouir, être extatique, s’enivrer de soulagement. Pendant de longs jours, il s’était inquiété à chaque seconde. À présent, alors qu’elle était en sécurité, rien ne semblait satisfaisant. Enfin, quelque chose comme ça – c’était difficile à expliquer.
Lumière ! Rien ne pouvait donc fonctionner comme on avait prévu ? Glissant une main dans sa poche, Perrin voulut toucher la corde où il avait fait tant de nœuds. Mais ce pense-bête de son malheur, il l’avait jeté.
Assez de ruminations ! Faile est revenue. Bientôt, tout sera comme avant. N’est-ce pas ?
— D’accord, enchaîna Bertain, le départ des Seanchaniens pourrait être problématique, en cas d’assaut. Mais ces Aiels sont moins nombreux que ceux que nous avons écrabouillés. Sinon, pourquoi n’envoies-tu pas un messager à cette « générale », qui serait ravie de se battre de nouveau à nos côtés ?
Perrin se força à revenir au moment présent. Enfin, ses grotesques problèmes privés n’intéressaient personne, en ce moment – pas même lui ! Il fallait que ces chariots daignent rouler sans se disloquer. Tout le reste était secondaire.