L’axe avant se révéla lui aussi en bon état. Son intervention terminée, le jeune seigneur se glissa à l’air libre.
Même si les trois plumes de son casque avaient tendance à le grandir, Bertain était de taille moyenne. Un bandeau rouge sur un œil – celui-là, Perrin savait où il l’avait perdu –, il portait un plastron étincelant.
Comme s’il pensait que le silence de Perrin était un assentiment muet, Bertain semblait excité à l’idée d’une charge héroïque.
Une fois debout, Perrin épousseta son pantalon marron très ordinaire.
— Nous partons, dit-il en levant une main pour étouffer dans l’œuf les protestations de Bertain. Ici, nous avons vaincu, mais les Matriarches étaient bourrées de fourche-racine et nous avions des damane dans notre camp. Épuisés, souvent blessés, nous avons récupéré Faile. Plus rien ne justifie de se battre. Donc, on file !
Bertain parut très mécontent, mais il hocha la tête, se détourna et, pataugeant dans la boue, alla rejoindre ses hommes, déjà en selle.
Perrin jeta un coup d’œil aux gens qui attendaient toujours de parler avec lui. Jadis, ces séances lui pesaient. Du temps perdu, puisque neuf demandeurs sur dix connaissaient déjà sa réponse. Ce n’était pas si simple. Ces hommes et ces femmes voulaient l’entendre de sa bouche, et c’était très important. De plus, leurs questions lui faisaient oublier l’étrange tension qu’il éprouvait à l’idée d’avoir sauvé Faile.
Quand il gagna le prochain chariot, ses interlocuteurs potentiels le suivirent.
La caravane comptait une cinquantaine de véhicules. Les premiers étaient chargés de biens récupérés à Malden, ceux du milieu attendaient de l’être, et il ne lui en restait plus que deux à inspecter. Si tout allait bien, Perrin entendait être assez loin de la ville avant le coucher du soleil. Une distance de sécurité, probablement.
Sauf si les nouveaux Shaido, ivres de vengeance, décidaient de poursuivre les vainqueurs. Avec la taille de la colonne, un aveugle aurait été capable de repérer les fugitifs.
Le soleil déclinait déjà derrière les nuages. Lumière ! Organiser le départ des réfugiés et des différentes factions militaires était un cauchemar. Après ça, avancer serait un jeu d’enfant.
Le camp des Shaido était dévasté. Après les avoir vidées, les hommes de Perrin avaient démonté plusieurs tentes pour les emporter. Désormais dégagé, l’ancien site du camp, labouré comme au moment des semailles, était jonché de débris. En dignes Aiels, les Shaido avaient préféré s’installer hors de la ville plutôt qu’à l’intérieur. Un peuple étrange, il fallait en convenir. Qui aurait tourné le dos à un bon lit, sans parler d’une position plus aisément défendable, pour résider sous des tentes ?
Mais les Aiels détestaient les villes. À Malden, la plupart des bâtiments avaient été pillés et brûlés dès le premier assaut des Shaido. Les portes arrachées, les fenêtres brisées, des objets jetés dans les rues puis écrasés par les gai’shain qui allaient et venaient pour charrier de l’eau.
Si près du départ, des gens fouillaient encore la cité et le camp ennemi en quête de biens à emporter.
Quand viendrait le moment de Voyager, la colonne devrait abandonner les véhicules, car Grady n’était pas capable d’ouvrir un portail assez grand pour les laisser passer. Mais jusque-là, ces chariots seraient d’une aide précieuse.
Les bœufs aussi, bien entendu. Quelqu’un d’autre les passait en revue, s’assurant qu’ils seraient assez en forme pour tirer les véhicules.
Les Shaido avaient laissé filer une bonne partie des chevaux de Malden. Une honte, ça… Mais on devait faire avec ce qu’on avait.
Perrin commença par inspecter le bras du nouveau chariot.
— Suivant ! lança-t-il.
— Seigneur, dit une voix grinçante, je crois que c’est moi, le suivant.
Perrin tourna la tête vers Sebban Balwer, son secrétaire. Le visage tout desséché, cet homme aux épaules voûtées avait un petit quelque chose d’un vautour perché sur une branche. Même si sa veste et son pantalon n’étaient pas tachés, Perrin s’attendait à en voir monter de la poussière chaque fois qu’il faisait un pas. Comme un vieux livre, le secrétaire sentait un peu le renfermé.
— Balwer… (Perrin vérifia la qualité du bois puis des fixations pour harnais.) Je vous croyais en train de parler aux prisonniers.
— Je l’ai fait, et c’est un sacré travail. Mais un doute m’est venu. Étiez-vous obligé de livrer aux Seanchaniens toutes les Matriarches douées pour le Pouvoir ?
Perrin dévisagea son secrétaire aux relents de renfermé. Les Matriarches capables de canaliser avaient presque toutes été assommées par la fourche-racine. Alors qu’elles étaient encore inconscientes, les Seanchaniens en avaient hérité, et ils en feraient ce qu’ils voudraient. Cette décision n’avait rien fait pour la popularité de Perrin parmi ses Aiels, mais il refusait que ces femmes le traquent pour se venger.
— Je ne vois pas ce que j’en aurais fait, répondit-il à Balwer.
— Eh bien, seigneur, nous aurions pu apprendre des choses très intéressantes. Par exemple, il semble que bien des Shaido aient honte du comportement de leur tribu. Les Matriarches elles-mêmes étaient divisées. De plus, elles ont commercé avec de très étranges individus qui leur proposaient des artefacts datant de l’Âge des Légendes. Des gens qui pouvaient ouvrir un portail…
— Des Rejetés, dit Perrin en s’agenouillant pour examiner une roue avant. Je crains que nous ne puissions pas déterminer lesquels. D’autant plus qu’ils devaient être déguisés.
Du coin de l’œil, Perrin vit Balwer faire la moue suite à ce commentaire.
— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Perrin.
— C’est exact, seigneur… Selon moi, les artefacts en question étaient très… suspects. Les Aiels se sont fait duper, mais je ne vois pas pour quelle raison. Cela dit, si nous disposions d’un peu plus de temps pour fouiller la ville…
Que la Lumière me brûle ! tempêta intérieurement Perrin.
Combien de gens allaient lui demander quelque chose en sachant qu’ils n’obtiendraient rien ?
Le moyeu de cette roue ne lui semblant pas très fiable, il se glissa sous le chariot pour mieux l’étudier.
— Balwer, nous savons déjà que les Rejetés sont nos ennemis. Quand Rand arrivera pour les emprisonner de nouveau, ou quelque chose dans ce genre, ils ne l’accueilleront pas à bras ouverts.
Des couleurs tourbillonnèrent, puis Rand apparut devant l’œil mental du jeune seigneur. Comme d’habitude, il chassa l’image de sa tête. Chaque fois qu’il pensait à Rand ou à Mat, c’était la même histoire.
— De plus, continua-t-il, je ne vois pas ce que vous voudriez que je fasse. Les gai’shain shaido viendront avec nous. Les Promises en ont capturé des tas. Donc, vous pourrez les interroger. Sinon, nous partons d’ici !
— Compris, seigneur… Je regrette seulement que nous ayons perdu toutes ces Matriarches. Selon mon expérience, parmi les Aiels, ce sont les moins… bornés.
— Les Seanchaniens les voulaient, rappela Perrin. Et ils les ont eus. Je ne laisserai pas Edarra me harceler sur ce point – ce qui est fait est fait ! Que voulez-vous de moi, maître Balwer ?
— Nous pourrions envoyer un message, avec des questions pour les Matriarches, quand elles se réveilleront. Je… (Le secrétaire s’interrompit puis se baissa pour mieux voir Perrin.) Seigneur, ce n’est pas très… commode. Ne pouvons-nous pas trouver quelqu’un d’autre pour inspecter les chariots ?
— Tous les autres experts sont trop fatigués ou trop occupés… Je veux que tous les réfugiés soient en train d’attendre dans les camps quand nous donnerons l’ordre de partir. Quant à nos soldats, ils passent la ville au peigne fin en quête de nourriture. Chaque poignée de grain peut tout changer ! Tellement de réserves ont pourri… Ce travail est parfait pour moi, car je dois être à un endroit où les gens peuvent me trouver.