Une obligation pesante, certes, mais que le jeune homme acceptait, désormais.
— Je comprends, seigneur. Mais vous pourriez sûrement être accessible sans vous traîner sous des chariots.
— C’est une tâche que je peux accomplir pendant qu’on me parle. Vous n’avez pas besoin de mes bras, maître Balwer, mais de mon cerveau. Et il vous dit d’oublier les Aielles.
— Mais…
— Je ne peux plus rien faire, insista Perrin en regardant Balwer entre les rayons de la roue. Nous allons partir vers le nord. J’en ai fini avec les Shaido. Qu’ils brûlent sur pied, si ça les amuse !
Balwer fit de nouveau la moue. Dans son odeur, Perrin reconnut un vague agacement.
— Comme il vous plaira, dit-il avec un bref salut de la tête.
Sur ces mots, il se retira.
Perrin sortit de sous le chariot et fit signe à une jeune femme. En robe crasseuse et godillots usés, elle attendait près de la rangée de chariots.
— Va chercher Lyncon, lui dit Perrin. Dis-lui de jeter un coup d’œil à cette roue, surtout au moyeu. Il n’est pas assez bien fixé, et il risque de s’arracher.
La jeune femme fila au pas de course. Lyncon était un maître charpentier qui avait eu la mauvaise idée d’aller voir des parents à Cairhien, au moment de l’attaque des Shaido. De ces événements, il gardait une hantise. En toute logique, il aurait dû inspecter les chariots, mais dans son état, ça n’aurait pas été raisonnable. Cela dit, pour une réparation, il semblait encore compétent…
De plus, quand il agissait, Perrin avait le sentiment d’aller mieux. D’oublier ses problèmes, en somme. Les chariots étaient faciles à réparer. Pas comme les gens…
Se retournant, Perrin balaya du regard le camp où brûlaient encore de petits feux. Au milieu des débris, Faile se dirigeait vers la ville après avoir chargé une partie de ses fidèles de sonder la zone.
Quelle femme magnifique ! Sa beauté ne se limitait pas à son visage ou à sa silhouette. Elle était présente dans sa façon de diriger les gens et de savoir immédiatement ce qu’il fallait faire. En d’autres termes, le genre d’intelligence qui manquait à son mari.
Il n’était pas idiot, mais assez lent d’esprit, il fallait le reconnaître. En revanche, avec les autres, il se révélait nul, à l’inverse de Mat ou de Rand. Faile lui avait montré qu’il n’était pas indispensable de savoir gérer les gens – y compris les femmes – tant qu’il pourrait se faire comprendre d’une seule personne. Bref, tant qu’il parvenait à communiquer avec elle, on se fichait qu’il ait du mal avec les autres.
Aujourd’hui, il ne trouvait pas les mots, même avec elle. Il s’inquiétait de ce qu’elle avait subi durant sa captivité, mais les diverses possibilités ne le torturaient pas. Elles le mettaient en rage, mais il savait que rien n’était sa faute. Pour survivre, on faisait ce qui s’imposait. Et il respectait Faile pour sa force.
Et me voilà encore en train de réfléchir ! Travailler ! Travailler encore et toujours !
— Suivant ! cria-t-il en s’agenouillant pour continuer à inspecter le chariot.
— Si je n’avais vu que ta mine déconfite, mon gars, dit une voix chaleureuse, je supposerais que nous avons perdu.
Perrin tourna la tête, très surpris. Dans la petite foule qui attendait pour lui parler, il n’avait pas repéré Tam al’Thor. La file d’attente diminuait, mais il restait encore des messagers et des assistants.
Derrière tout ce petit monde, le solide berger attendait, appuyé à son bâton. Désormais, ses cheveux étaient uniformément argentés. À une époque, se souvint Perrin, ils semblaient plus noirs que la nuit. Ça ne datait pas d’hier – un temps où il n’avait encore jamais vu une forge ou une enclume.
Les doigts du jeune homme volèrent vers le marteau glissé à son ceinturon. Une arme qu’il avait préférée à sa hache. Une bonne décision, même s’il avait encore perdu le contrôle de lui-même pendant la bataille de Malden. Était-ce ça qui le tracassait ?
Ou l’euphorie qu’il avait éprouvée pendant la boucherie ?
— Quel bon vent t’amène, Tam ?
— Un simple rapport, seigneur. Les gars de Deux-Rivières sont prêts au départ, chacun avec deux tentes sur le dos, au cas où. L’eau de la ville n’étant pas potable à cause de la fourche-racine, j’ai envoyé des hommes en puiser dans l’aqueduc, là où elle est encore claire. Pour rapporter les tonneaux, un chariot ne serait pas de trop.
— Réquisitionne celui que tu veux, fit Perrin en souriant.
Enfin quelqu’un qui prenait des initiatives intelligentes !
— Dis à nos gars que j’espère les renvoyer très vite à la maison. Dès que Grady et Neald seront assez rétablis pour ouvrir un portail, en fait. Hélas, ça risque de prendre un moment.
— Ils seront contents, seigneur, assura Tam. (Qu’il était étrange de l’entendre utiliser ce titre.) Cela dit, puis-je te parler en privé un moment ?
Perrin acquiesça. Du coin de l’œil, il vit que Lyncon approchait de sa démarche claudicante. Entraînant Tam, il le guida jusqu’à la muraille de Malden. Là, ils seraient tranquilles.
Au pied du mur d’enceinte, de la mousse poussait, beaucoup plus vivace et brillante que la végétation atone qui se montrait de-ci de-là. Ce printemps, à part la mousse, rien ne semblait vouloir être luxuriant.
— Que t’arrive-t-il, Tam ?
Le père de Rand massa son menton couvert d’une barbe de trois jours grisonnante. Ces derniers jours, Perrin avait poussé ses hommes au maximum, ne leur laissant pas le temps de se raser.
— Les gars s’interrogent, Perrin, dit Tam, un peu moins protocolaire, puisqu’ils étaient seuls. Quand tu parlais de renoncer à Manetheren, tu étais sérieux ?
— Oui. Cet étendard ne nous a valu que des problèmes. Les Seanchaniens et tous les autres doivent le savoir : je ne suis pas un roi.
— Pourtant, une reine est ta vassale.
Perrin réfléchit à la meilleure réponse possible. Naguère, à cause de sa pondération, des gens l’avaient pris pour un crétin. Aujourd’hui, ils tenaient sa lenteur pour un signe de sa vivacité intellectuelle. Quelle différence pouvait faire un titre ronflant précédant un nom !
— Moi, je pense que tu as raison, dit Tam – une vraie surprise. Rebaptiser Deux-Rivières « Manetheren » aurait déplu aux Seanchaniens et à la reine d’Andor. Ça aurait signifié que tu veux davantage que notre territoire – peut-être même tout ce que Manetheren dominait jadis.
Perrin secoua la tête.
— Je ne veux rien conquérir du tout, Tam. Ni même régner sur ce que je suis censé avoir conquis. Dès qu’Elayne sera sur le trône, j’espère qu’elle enverra un vrai gouverneur à Deux-Rivières. Alors, nous en finirons avec le « seigneur Perrin », et tout rentrera dans l’ordre.
— Et la reine Alliandre ?
— Elle jurera allégeance à Elayne. Ou à Rand, si elle préfère. On dirait qu’il aime annexer des royaumes. Comme un gosse qui joue à la marelle.
Tam parut perplexe et inquiet.
Perrin détourna le regard. Les choses auraient dû être bien plus simples. Oui, elles auraient dû !
— Qu’y a-t-il ?
— Je pensais que tu avais dépassé tout ça…
— Rien n’a changé depuis l’époque antérieure à la capture de Faile. Par exemple, je n’aime pas plus cet étendard à la tête de loup. Lui aussi, il est peut-être temps de le mettre en berne.
— Mon garçon, les gars croient en cet étendard, dit Tam d’une voix égale.
S’il haussait rarement le ton, quelque chose en lui incitait les autres à l’écouter. Parce qu’il parlait souvent d’or, bien entendu.
— J’ai voulu te parler pour te prévenir… Si tu offres une chance aux gars de rentrer chez eux, quelques-uns la saisiront. Mais pas beaucoup. La plupart ont juré de te suivre jusqu’au mont Shayol Ghul. Ils savent que l’Ultime Bataille est pour bientôt. Qui en douterait, avec les signes qui s’accumulent ? Ces gars ne veulent pas rester en arrière. Et moi non plus.