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Les deux guerrières enrageaient parce que Rand al’Thor était parti seul à la rencontre du général Rodel Ituralde. Ce n’était pas la première fois qu’il agissait si bêtement, mais il semblait incapable de s’amender. Ou il s’y refusait. Chaque fois qu’il s’exposait au danger sans protection, il insultait les Promises autant que s’il les avait giflées.

Indubitablement, Aviendha avait un toh vis-à-vis de ses sœurs de la Lance. Chargée d’apprendre les coutumes des Aiels au Dragon Réincarné, elle ne s’était pas montrée à la hauteur. Hélas, elle avait un plus grand toh encore auprès des Matriarches, même si elle ignorait toujours pourquoi.

Son devoir envers ses sœurs, secondaire, devrait attendre des jours meilleurs.

À force de porter du poids, Aviendha avait atrocement mal aux bras. Très lisses et très lourdes, les pierres tapissaient le fond du ruisseau, pas loin du manoir. Non contente de devoir les extraire de la vase, elle les portait ensuite d’un endroit absurde à un autre endroit absurde.

Sans le temps passé avec Elayne – qui l’avait contrainte à prendre des bains –, Aviendha n’aurait jamais eu le courage d’entrer dans l’eau. Et ça, ce n’était pas honteux du tout.

Au moins, le ruisseau était assez étroit et très peu profond. Pourtant, il restait menaçant. Un vrai ruisseau, c’était un filet d’eau avec lequel on pouvait remplir une outre ou se laver les mains. Tout ce qui était trop large pour être enjambé méritait le nom de rivière.

Sous le ciel plombé, comme d’habitude, le camp somnolait. Les hommes qui grouillaient partout quelques jours plus tôt, quand les Aiels étaient arrivés, semblaient bien plus léthargiques. Cela dit, le camp restait en ordre, car Davram Bashere était un trop bon chef pour laisser les choses dégénérer. Pourtant, les soldats étaient moins dynamiques. En passant, Aviendha en avait entendu plus d’un se plaindre que le ciel noir lui minait le moral. Quels originaux, ces benêts des terres mouillées ! Quel rapport entre le climat et l’humeur d’un être pensant ? On pouvait déplorer de n’avoir aucun raid à son programme ou qu’une chasse n’ait pas été fructueuse. Mais gémir parce que des nuages planaient dans le ciel ? N’appréciait-on pas l’ombre à sa juste valeur, parmi ces hérétiques ?

Secouant la tête, Aviendha continua son chemin. Depuis le début, elle choisissait des pierres assez lourdes pour torturer ses muscles. Agir autrement aurait manifesté du mépris envers sa punition, et il n’était pas question qu’elle se laisse aller ainsi, même si chaque pas était une insulte à son honneur. Quoi de pire, en effet ? Devoir traverser le camp sous le regard de tous, en accomplissant une tâche… radicalement inutile. Elle aurait préféré devoir sortir nue d’une tente-étuve, sous le regard de tous les hommes. Voire faire mille fois le tour du camp, ou même être fessée si fort qu’elle n’aurait plus pu marcher pendant une semaine.

Gagnant le manoir, elle posa sa pierre avec un discret soupir de soulagement. D’un côté de la porte de la demeure, deux hommes de Bashere montaient la garde. Lorsqu’elle se pencha pour prendre un nouveau fardeau sur une deuxième pile, Aviendha entendit la conversation de ces sentinelles.

— Que la Lumière me brûle, on crève de chaud ! grogna un des deux hommes.

— De chaud ? répéta son compagnon avec un coup d’œil pour le ciel plus que maussade. Tu plaisantes ?

Le premier garde s’éventa avec sa main.

— Comment peux-tu ne rien sentir ?

— Toi, tu as la fièvre, ou quelque chose dans ce genre.

— Non, je n’aime pas la chaleur, c’est tout.

Aviendha reprit sa pierre et s’engagea sur le chemin du retour. Après de sombres observations, elle avait conclu que tous les gens des terres mouillées partageaient un goût immodéré de la pleurnicherie. Les premiers mois de son séjour, elle jugeait ce comportement honteux. En exhibant sa faiblesse, ce garde ne comprenait-il pas qu’il perdait la face devant un frère d’armes ?

Ils étaient tous comme ça, même Elayne. À l’entendre parler de ses nausées, de ses douleurs et de ses frustrations dues à la grossesse, on l’aurait crue à l’article de la mort.

Si se plaindre était un comportement normal chez sa première-sœur, alors, ça ne pouvait pas être un signe de faiblesse. Car Elayne ne se serait pas couverte de honte ainsi.

Conclusion logique, dans le fait de geindre, il y avait une part d’honneur cachée. Par exemple, parce que les gens, dans les terres mouillées, montraient leur faiblesse pour proposer leur amitié aux autres et leur témoigner une grande confiance. Si un ami était informé des lacunes d’une personne, ça lui donnait un grand avantage, au cas où il devrait danser avec les lances face à elle.

À moins que… Se plaindre était peut-être une façon de se montrer humble. L’équivalent de l’obéissance chez les gai’shain

Quand elle avait exposé ses théories à Elayne, Aviendha avait eu droit à une crise de fou rire. Était-ce un aspect des sociétés « mouillées » dont on ne devait pas parler avec les étrangers ? Elayne s’était-elle esclaffée parce que sa première-sœur avait découvert un secret ?

Qu’importait, au fond ? Geindre sans cesse était une façon de se montrer honorable, et ça suffisait à Aviendha. Si ses problèmes avec les Matriarches avaient pu être si simples ! Quand les gens des terres mouillées faisaient n’importe quoi, ça n’avait rien d’étonnant. Mais comment réagir lorsque des Matriarches les imitaient ?

Aviendha était de plus en plus furieuse – pas contre les Matriarches, mais contre elle-même. Car enfin, n’était-elle pas forte et courageuse ?

Pas aussi courageuse que certaines, cela dit. Être aussi brave qu’Elayne lui semblait un objectif inaccessible…

Pourtant, elle aurait pu compter sur les doigts d’une main les problèmes qu’elle n’était pas parvenue à résoudre avec ses lances, le Pouvoir de l’Unique ou son intelligence.

Sa situation présente, en revanche, elle ne la comprenait pas et n’aurait su dire où elle la conduirait.

Arrivée à l’autre bout du camp, son point de départ, elle posa sa pierre et se frotta les mains. Immobiles, les deux Promises semblaient en transe. Sans les déranger, Aviendha approcha du second tas et souleva un éclat de rocher oblong aux bords déchiquetés. Large et lisse, son fardeau risquerait à tout moment de lui glisser des mains. D’ailleurs, elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de trouver une bonne prise.

Lentement, elle reprit la direction du manoir.

Elayne aurait dit qu’elle n’avait pas assez songé à son problème. Alors que les autres s’excitaient pour un rien, elle restait en toutes circonstances posée et réfléchie. Souvent, Aviendha enrageait qu’elle ait tellement besoin de parler avant de passer à l’action.

Je devrais lui ressembler davantage. Il faut me rappeler que je ne suis plus une Promise de la Lance. Charger tête baissée, ça ne figure plus dans mes attributions…

Au contraire, elle devait aborder tous les problèmes selon la philosophie d’Elayne. Pour recouvrer son honneur, c’était la seule solution. Alors, elle pourrait revendiquer sur Rand al’Thor les mêmes droits qu’Elayne ou que Min.

Dans le lien, elle le sentait. Bien qu’étant dans sa chambre, il ne dormait pas. Trop d’activités et pas assez de repos, comme toujours…

Son fardeau manquant lui échapper, elle le retint de justesse et faillit trébucher. Quand ils la croisèrent, trois soldats de Bashere la regardèrent sans cacher leur perplexité.

Aviendha s’empourpra. Même s’ils ne pouvaient pas savoir qu’elle était punie, elle venait de s’humilier devant eux.

Comment Elayne aurait-elle analysé cette situation ? Officiellement, les Matriarches en voulaient à Aviendha parce qu’elle « n’apprenait pas assez vite ». Mais elles ne lui prodiguaient aucun enseignement.