— Ne t’inquiète pas, nous sommes conscientes de ce risque.
En d’autres termes, des Matriarches étaient allées arrondir les angles avec Timolan, le chef des Aiels Miagoma. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’une chose pareille se passait. Rand al’Thor savait-il à quel point les Matriarches s’échinaient dans l’ombre afin que les Aiels ne le lâchent pas ? Sans doute pas… Ce peuple, il le voyait comme une communauté homogène qui le vénérait et qu’il pouvait utiliser.
Une de ses pires faiblesses… Ne comprenait-il pas que les Aiels, comme les autres peuples, n’aimaient pas être considérés comme des outils ? Les tribus n’étaient pas aussi unanimes qu’il le croyait – loin de là. Pour lui, des querelles de sang avaient été mises de côté. Ne mesurait-il pas combien c’était extraordinaire ? Ne voyait-il pas la fragilité de ces alliances ?
Venu des terres mouillées, il connaissait très mal les Matriarches. Parmi les Aiels, très peu se rendaient compte du travail qu’abattaient ces femmes dans une multitude de domaines. Quand elle appartenait aux Promises, la vie d’Aviendha était si simple ! Découvrir ce qu’il y avait dans la coulisse l’aurait profondément perturbée.
Melaine riva les yeux sur le manoir en ruine.
— Le vestige d’un vestige, murmura-t-elle. Et s’il nous laissait brisés et brûlés, au bout du compte ? Que deviendront les Aiels ? Rentrerons-nous en Tierce-Terre pour reprendre nos vies d’avant ? Beaucoup d’entre nous refuseront de partir d’ici. Ces pays sont trop prometteurs.
Aviendha frémit face au poids de ces mots. Pour sa part, elle pensait très rarement à ce que seraient les Aiels quand le Car’a’carn en aurait fini avec eux. Concentrée sur le présent, elle songeait uniquement à regagner son honneur et à être là pour protéger Rand al’Thor lors de l’Ultime Bataille. Mais une Matriarche ne pouvait pas penser à court terme. Son regard devait être rivé sur les années à venir, et, au-delà, sur les décennies que le vent charrierait avec lui.
Un vestige de vestige ? Le Car’a’carn avait brisé les Aiels. Qu’adviendrait-il d’eux ?
Le regard moins dur, Melaine se tourna vers Aviendha :
— Va te reposer sous une tente, mon enfant. Tu ressembles à un sarhadan qui a rampé pendant trois jours dans le sable.
Aviendha baissa les yeux sur ses bras couverts de cendres. À voir ses vêtements trempés et souillés, elle devina que ses cheveux et son visage ne devaient pas valoir mieux. Et à force de porter des pierres, elle avait les épaules en feu.
Dès qu’elle eut regardé en face sa fatigue, celle-ci sembla la terrasser. Serrant les dents, elle se força à ne pas tituber. Pas question de se déshonorer en s’évanouissant.
Cela dit, elle obéit à Melaine et se retira.
— Au fait, la rappela la Matriarche, nous parlerons demain de ta punition.
Aviendha se retourna, stupéfiée.
— Pour ne pas avoir achevé le transport des pierres… Et pour ta lenteur à apprendre. File, à présent.
Aviendha soupira. Un autre bombardement de questions, et une nouvelle punition pas méritée.
Et alors ?
Pour y penser, elle était bien trop fatiguée. Son seul désir, c’était de se glisser dans un lit. À cette idée, elle repensa à son merveilleux matelas, à Caemlyn. Une évocation indigne qu’elle s’empressa de bannir de son esprit.
Dormir confortablement, la tête sur un oreiller et le corps chaudement couvert, c’était le meilleur moyen de ne pas se réveiller si un tueur vous rendait visite dans la nuit. Comment avait-elle pu laisser Elayne la convaincre de tomber dans un pareil piège ?
Une autre idée subversive traversa son esprit. Une image de Rand al’Thor, couché dans sa chambre. Elle pouvait le rejoindre et…
Non, pas avant d’avoir recouvré son honneur. Pas question d’aller à lui comme une mendiante. Une femme d’honneur, voilà celle qui irait le voir. À condition qu’elle comprenne un jour ce qu’elle avait fait de mal…
Perplexe, elle prit la direction du camp des Aiels.
12
Des rencontres inattendues
Perdue dans ses pensées, Egwene arpentait les couloirs aux allures de tunnels de la Tour Blanche. Comme d’habitude, ses geôlières rouges lui collaient aux basques. Ces derniers jours, ces femmes faisaient grise mine, parce que Elaida leur avait ordonné de ne plus lâcher d’un pouce la prisonnière. Du coup, même si les personnes changeaient, Egwene n’était presque jamais seule.
Certes, mais les gardiennes sentaient de plus en plus qu’elle les considérait comme des servantes.
Un mois s’était écoulé depuis que Siuan, en Tel’aran’rhiod, avait apporté des nouvelles stupéfiantes à sa Chaire d’Amyrlin. Depuis, Egwene ne cessait d’y penser. Ces événements, elle en avait conscience, annonçaient que le monde se désintégrait. À une époque, la Tour Blanche aurait été un havre de stabilité. Aujourd’hui, elle se déchirait de l’intérieur pendant que les hommes du Dragon osaient lier des sœurs. Comment Rand pouvait-il permettre ça ? À l’évidence, il ne devait plus subsister grand-chose du jeune homme avec lequel Egwene avait grandi. Mais que restait-il de la jeune fille qu’elle était alors ? Le temps où ils étaient destinés à se marier, puis à vivre des ressources d’une petite ferme, dans leur territoire, était à jamais révolu.
Cette évocation, curieusement, incita Egwene à penser à Gawyn. Combien de temps depuis les rencontres où il lui volait des baisers, à Cairhien ? Et où était-il, à présent ? Allait-il seulement bien ?
Reste concentrée, s’exhorta Egwene. Avant de passer au reste de la maison, brique le carré de sol sur lequel tu travailles.
Gawyn était assez grand pour prendre soin de lui. Par le passé, il s’en était toujours très bien tiré. Trop bien, parfois…
Siuan et compagnie se chargeraient de cette histoire d’Asha’man. Les autres nouvelles, en fait, étaient bien pires. Une Rejetée infiltrée dans le camp ? Une femme capable de canaliser le saidin ? Naguère, Egwene aurait juré que c’était impossible. Depuis elle avait vu des spectres dans des couloirs de la tour qui changeaient de configuration presque tous les jours. Alors, un signe de plus ou de moins…
La prisonnière frissonna. Halima l’avait touchée, prétendument pour soulager ses migraines. Or, celles-ci avaient disparu dès le premier jour de sa capture. Pourquoi n’avait-elle pas envisagé que la Rejetée les provoquait ? Et qu’avait-elle fait d’autre dans le camp ? Quels pièges avait-elle placés un peu partout ?
Une partie du sol à la fois…
Nettoie ce qui est à ta portée, puis bouge de là !
L’affaire Halima, eh bien, ce serait à Siuan et aux autres de la gérer, comme le reste.
Si le postérieur d’Egwene continuait à lui faire mal, la douleur n’avait presque plus de sens pour elle. Parfois, elle riait pendant que les coups pleuvaient. Parfois non. La torture n’avait plus aucune importance. La grande source de souffrance – les torts causés à Tar Valon – était bien plus exigeante…
Egwene salua un groupe de novices qui lui répondirent en inclinant la tête. La prisonnière fronça les sourcils mais ne les sermonna pas. Simplement, elle espéra que ces filles n’écoperaient pas de punitions pour lui avoir témoigné du respect en présence des harpies rouges.
Egwene se dirigeait vers la section des quartiers de l’Ajah Marron qui avait récemment migré. Aujourd’hui, Meidani s’était enfin portée volontaire pour assurer la formation d’Egwene. Elle avait mis du temps, après le fameux dîner avec Elaida.