Bizarrement, Bennae Nalsad avait aussi proposé de donner un cours à la prisonnière. Depuis leur première conversation, des semaines plus tôt, Egwene n’avait plus parlé avec la sœur marron originaire du Shienar.
En principe, la prisonnière n’avait jamais cours deux fois avec la même sœur. Pourtant, en ce jour, la règle connaissait une exception.
Quand elle fut entrée dans les quartiers marron « relocalisés », les geôlières rouges se résignèrent à prendre position dans le couloir, à l’extérieur, pour attendre son retour. Elaida aurait sans doute voulu qu’elles entrent, mais c’était un vœu pieux. Avec la férocité que les sœurs rouges mettaient à protéger leur fief, il était quasiment impossible qu’un autre Ajah – même le Marron, pourtant modéré – laisse deux d’entre elles s’introduire dans ses quartiers.
Dès qu’elle fut dans le secteur aux dalles marron, Egwene pressa le pas, croisant sans les saluer des femmes vêtues de robes passe-partout. Avec ses rendez-vous, ses séances de torture et ses corvées de novice, la prisonnière avait devant elle une journée chargée.
Devant la porte de Bennae, elle hésita. La plupart des sœurs la prenaient en charge uniquement quand elles y étaient contraintes, et l’expérience se révélait rarement plaisante. Certaines formatrices la détestaient à cause de ses liens avec les « renégates », d’autres jalousaient son don pour la création de tissages, et d’autres encore enrageaient parce qu’elle s’entêtait à ne pas faire montre de la servilité attendue chez une novice.
Ces leçons restaient pourtant une des meilleures occasions de semer les graines qui finiraient par empoisonner Elaida. Celle qu’elle avait plantée lors de sa première visite à Bennae aurait-elle germé ?
Egwene frappa et entra dès qu’on l’y invita. Le salon, ici, était envahi par ce qui faisait le nerf de la guerre de l’érudition. Des livres ! Des étagères de livres partout, comme des tours de garde miniatures, certaines bien droites et d’autres bancales. À part ça, des squelettes de diverses créatures, à plusieurs stades de leur reconstruction… En matière d’ossements, Bennae était assez riche pour remplir une ménagerie.
Quand elle avisa un squelette humain complet, debout dans un coin, Egwene ne put s’empêcher de frissonner. Sur une partie des os blanchis, des notations étaient écrites à l’encre noire.
Dans cette pièce, il y avait à peine la place de marcher, et un seul endroit où s’asseoir. Le fauteuil de Bennae, si ancien que les accoudoirs étaient usés à l’endroit où elle laissait reposer ses avant-bras. Sans nul doute, les stigmates de longues nuits de recherches à la lueur d’une lampe.
Déjà bas, le plafond paraissait écrasant à cause des oiseaux empaillés et des artefacts astronomiques qui en pendaient. Pour esquiver une représentation du soleil, Egwene dut baisser la tête.
Comme d’habitude, Bennae était en train de fourrager dans une pile de grimoires reliés de cuir.
— Te voilà, fit-elle lorsqu’elle aperçut sa visiteuse. Parfait.
Très maigre, la sœur arborait des cheveux bruns en partie blanchis par le temps. Comme beaucoup d’Aes Sedai marron, elle portait une robe toute simple qui avait dû être à la mode un siècle ou deux plus tôt.
Sans accorder un regard aux sièges placés près de la cheminée – inaccessibles sous une montagne de documents –, Bennae alla prendre place dans son fauteuil rembourré.
Egwene saisit le squelette poussiéreux d’un rat, le posa sur le sol, entre deux étagères pleines d’ouvrages sur le règne d’Artur Aile-de-Faucon, puis s’assit sur le tabouret ainsi libéré.
— Bon, je suppose qu’il va falloir continuer ta formation, soupira Bennae.
Egwene ne broncha pas. Bennae avait-elle demandé à former la prisonnière, ou l’y avait-on forcée ? On pouvait aisément imaginer qu’une sœur marron brute de décoffrage se voie assigner à plusieurs reprises une tâche dont personne d’autre ne voulait.
Sur ordre de sa formatrice, Egwene exécuta plusieurs tissages qui auraient dépassé les compétences de n’importe quelle novice. Un jeu d’enfant pour elle, bien entendu, même avec sa puissance étouffée par la fourche-racine.
Sans trop en avoir l’air, elle tenta de découvrir ce que Bennae pensait du « déménagement » de ses quartiers, mais elle n’arriva à rien. Comme la plupart des sœurs marron, la formatrice détestait aborder ce sujet.
Egwene exécuta d’autres tissages. Après un moment, elle se demanda à quoi rimait cette rencontre. La dernière fois, Bennae lui avait fait exécuter le même programme…
— Très bien, dit la sœur en s’emparant de la bouilloire qui reposait sur un petit brasero. (Elle se servit une tasse, mais ne proposa pas d’infusion à Egwene.) Pour ça, tu es très bonne. Mais je me demande quand même… Eh bien… As-tu la vivacité d’esprit et le don de gérer les situations délicates qu’une Aes Sedai est tenue de posséder ?
Egwene ne dit rien, mais se servit de l’infusion. Un sans-gêne qui ne parut pas perturber son hôtesse.
— Voyons un peu…, fit Bennae. Imaginons que tu sois en conflit avec des membres de ton Ajah. Parce que tu détiens des informations que tu n’es pas censée connaître, ce qui indigne les dirigeantes de cet Ajah. Soudain, voilà que tu te retrouves affectée à un poste très peu coté – une sorte de placard – comme si on voulait te balayer sous le tapis et t’oublier. Dis-moi, dans un cas pareil, comment réagirais-tu ?
Egwene faillit s’étrangler avec son infusion. La sœur marron ne brillait pas par sa subtilité. Elle avait posé des questions sur la Treizième Section de la bibliothèque, pas vrai ? Et ça lui avait attiré des ennuis ? Peu de sœurs étaient censées connaître les archives secrètes dont Egwene avait parlé comme si de rien n’était, lors de sa première visite.
— Eh bien, dit-elle après une gorgée d’infusion, essayons d’aborder le problème d’un esprit limpide et serein. Le mieux, ce serait de considérer la chose selon le point de vue des dirigeantes de l’Ajah en question.
— Je suppose, oui…
— Dans le cas que tu évoques, peut-on postuler que les secrets ont été confiés à la garde de cet Ajah ? On peut ? Parfait, ça. Si on voit les choses ainsi, des plans importants et soigneusement ourdis ont été bouleversés. Pense à ce qui semble être. Quelqu’un a découvert des secrets qui ne lui étaient pas destinés. La première réaction, c’est de soupçonner des fuites au sein des membres les plus dignes de confiance de l’Ajah.
Bennae blêmit.
— Je peux concevoir ça, oui…
— Dans ce cas, la meilleure façon de réagir est duelle, dit Egwene en buvant une autre gorgée d’infusion. (Un mélange infect.) D’abord, il convient de rassurer les dirigeantes de cet Ajah. Elles doivent savoir qu’aucune d’entre elles n’est responsable de la fuite. Si j’étais la sœur en situation délicate – sans avoir rien fait de mal –, j’irais voir ces femmes pour tout leur expliquer. Ainsi, elles pourraient cesser de chercher une « traîtresse ».
— D’accord, mais ça n’empêcherait pas que la sœur en difficulté – toujours hypothétique, bien sûr – soit durement punie.
— Mais ça ne ferait pas de mal, argumenta Egwene. Selon toute probabilité, elle est « punie » afin qu’elle ne traîne pas dans les jambes des dirigeantes, pendant qu’elles traquent la traîtresse. Apprenant qu’il n’y en a pas, elles reconsidéreront sans doute la situation de notre hypothétique sœur. En l’améliorant, puisqu’elle les a aidées à résoudre le problème.
— À résoudre le problème ? répéta Bennae, la tasse toujours entre ses doigts, comme si elle l’avait oubliée. En s’y prenant comment ?
— En faisant appel à la compétence, le meilleur remède de tous. À l’évidence, dans l’Ajah, un certain nombre de femmes connaissent ces secrets. Si cette sœur imaginaire prouve sa valeur et met en avant ses capacités, les dirigeantes s’aviseront sans doute qu’elle est faite pour compter parmi les protectrices des fameux secrets. Une solution enfantine, dès qu’on réfléchit bien.