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Karm était un type équilibré qui occupait son poste depuis des années. Pas le genre à commettre des erreurs…

Ici, la nourriture pourrissait si facilement. Selon Karm, c’était à cause de la chaleur. Mais les rations de voyage, toujours sèches, ne se gâtaient pas et ne s’abîmaient pas davantage – pas d’un jour à l’autre, en tout cas.

Ces derniers temps, les mauvais augures se multipliaient. Plus tôt dans la journée, Tylee avait vu deux rats morts gisant sur le dos, la queue de l’un dans la bouche de l’autre. Le pire signe qu’elle ait observé de sa vie – rien qu’à y penser, elle en frissonnait encore.

Quelque chose se passait… Perrin n’avait pas voulu en parler, mais un poids l’écrasait, c’était évident. Il en savait plus long qu’il voulait en dire, aucun doute là-dessus.

Nous ne pouvons pas nous permettre d’affronter ces gens, pensa Tylee.

De la pure subversion ! Rien qu’elle aurait pu dire à Mishima, même en arrondissant les angles. L’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! – avait ordonné la conquête de ces terres. Pour cette mission, Suroth et Galgan étaient les chefs désignés par l’Empire, et ils le resteraient tant que la Fille des Neuf Lunes ne se montrerait pas au grand jour. Alors qu’elle ignorait la position de la Haute Dame Tuon sur cette affaire, Tylee savait très bien que Suroth et Galgan adhéraient au programme d’invasion et de conquête. À dire vrai, c’était à peu près le seul point où ils tombaient d’accord.

Ni l’un ni l’autre ne prêterait l’oreille à une proposition d’alliance avec une partie des habitants du continent convoité. Tous des ennemis, voilà ce qu’affirmait la doctrine. Penser le contraire n’était pas loin d’une trahison. En tout cas, il s’agissait d’insubordination caractérisée.

Avec un soupir, Tylee se tourna vers Mishima pour lui indiquer qu’il était temps de se mettre en quête d’un endroit où camper.

Elle se pétrifia, les sangs glacés. Une flèche venait de se ficher dans la gorge de son second – un de ces maudits projectiles avec une tête barbelée. Et elle n’avait rien entendu.

Sidéré, Mishima regarda sa supérieure, puis il tenta de parler, mais un flot de sang jaillit de sa bouche. Glissant de sa selle, il percuta le sol au moment où une énorme masse sombre, chargeant au milieu des broussailles, se jetait sur Tylee.

Elle eut à peine le temps de dégainer son épée avant que Plumeau, son superbe destrier qui ne l’avait jamais abandonnée au cours d’une bataille, se cabre de terreur et l’éjecte de sa selle.

Lui sauvant ainsi la vie, car son agresseur abattit une énorme lame sur la selle où elle se tenait une seconde plus tôt, entamant le cuir pourtant épais.

Une fois relevée, Tylee lança l’alerte :

— Aux armes ! On nous attaque !

Des centaines de voix se joignirent à la sienne, pratiquement au même moment. Partout, des hommes criaient et des chevaux hennissaient.

Une embuscade, pensa Tylee, épée brandie. Et nous nous sommes jetés dans le piège tête baissée. Où sont les éclaireurs ? Qu’arrive-t-il exactement ?

Remettant les questions à plus tard, Tylee se jeta sur l’homme qui avait tenté de la tuer.

Il lui fit face et… grogna.

Alors, Tylee s’avisa qu’il ne s’agissait pas d’un homme. Pas du tout, même. Une créature géante, plutôt, le crâne hérissé de crins noirs et le front trop large ridé par de gros replis de peau. Détail perturbant, les yeux étaient indubitablement humains, mais le nez qu’ils surmontaient – un groin, plutôt – dominait une bouche flanquée de défenses de sanglier.

Le monstre rugit, de la bave au coin de ses lèvres presque normales.

Par le sang oublié de mes pères, dans quel traquenard sommes-nous tombés ?

La créature était un cauchemar devenu chair et programmé pour tuer. Une horreur que Tylee, jusque-là, croyait sortie des plus absurdes superstitions.

Elle chargea, déviant la lame du monstre avec la sienne. Pivotant sur elle-même, elle exécuta un impeccable Tombé du Pinceau et coupa net le bras de son adversaire au niveau de l’épaule. Enchaînant aussitôt, elle fit voler dans les airs la grotesque tête de sanglier.

Même ainsi, le monstre fit encore trois pas avant de s’écrouler.

Dans la forêt, des branches se cassèrent avec un bruit sec.

Au pied de la colline, des centaines de créatures étaient sorties des broussailles et attaquaient la colonne très près de son centre. Dans un chaos indescriptible, d’autres abominations se joignirent à l’assaut.

Comment était-ce possible ? Ces créatures n’auraient jamais dû approcher autant d’Ebou Dar. À un jour de marche de la ville, on évoluait très largement dans le périmètre défensif des forces seanchaniennes.

Avec un cri de guerre, Tylee entreprit de dévaler le versant. Dans son dos, d’autres monstres émergeaient du couvert des arbres.

Graendal se prélassait dans une pièce où des hommes et des femmes au regard humide d’adoration s’alignaient le long des murs. Toute une collection de splendides spécimens, chacun vêtu d’une tunique de mousseline blanche.

Dans la cheminée, des flammes illuminaient le tapis couleur de sang. Un tapis à motifs – de jeunes éphèbes et de belles naïades emmêlés dans des positions qui auraient fait rougir le plus expérimenté des courtisans.

Alors que la lumière de l’après-midi sourdait des fenêtres ouvertes, on apercevait en contrebas une forêt de pins qui entourait un lac étincelant – l’avantage d’avoir un palais bâti en altitude.

Dans une robe bleu clair à la mode de l’Arad Doman, Graendal sirotait de la sève de pin à cônes épineux. Même si sa tenue était plus vaporeuse que celle des Domani, l’Élue appréciait de plus en plus les coupes suggestives de ce genre.

Cela dit, ces femmes étaient bien trop enclines à murmurer, alors que Graendal préférait de loin un bon cri.

Elle prit une autre gorgée de sève au goût amer fascinant. Dans cet Âge, la boisson était exotique, puisque ces pins poussaient sur de lointaines îles.

Sans avertissement, un portail s’ouvrit au milieu de la salle. Voyant qu’un de ses plus beaux trophées – une délicieuse jeune femme nommée Thusara membre du Conseil des Marchands d’Arad Doman – était passé près d’y perdre un bras, Graendal jura entre ses dents.

Du portail s’échappa une chaleur sèche qui gâcha l’harmonie parfaite entre air frais de la montagne et douce tiédeur des flammes que l’Élue entretenait dans son fief.

Graendal ne tressaillit pas, se forçant même à s’adosser voluptueusement au dossier de son fauteuil rembourré tendu de velours. Tout de noir vêtu, un messager franchit le portail. Avant qu’il ouvre la bouche, Graendal sut ce qu’il allait dire. Depuis la mort de Sammael, seul Moridin savait où la trouver.

— Ma dame, votre présence est requise à…

— Oui, oui… Tiens-toi droit et laisse-moi te regarder.

Le jeune homme obéit. Eh bien, il était plutôt pas mal. Des cheveux blond clair – une rareté dans bien des régions du monde –, des yeux verts brillant comme deux étangs semés de mousse, une silhouette fine mais dotée de ce qu’il fallait de muscles… Graendal eut un claquement de langue. Moridin essayait-il de la tenter en lui envoyant son plus beau mignon, ou était-ce une coïncidence ?

Non, entre les Élus, il n’y avait jamais de coïncidence. De justesse, Graendal s’interdit de tisser ce qu’il fallait de coercition pour s’emparer du joli garçon. Mais s’abstenir était plus raisonnable. Quand un homme subissait ce niveau de coercition, il était impossible de revenir en arrière, et Moridin risquait de le prendre mal.

Même tout au début des Âges, ce type n’avait jamais été équilibré, et il fallait vraiment s’inquiéter de ses sautes d’humeur. Pour avoir une chance d’être un jour le Nae’blis, Graendal ne devait pas l’aiguillonner avant d’être prête à frapper.