Ils mangeaient avec avidité et l'on n'entendait que leurs soupirs d'aise et des clappements de langues.
– Hé là ! Ne vous gênez pas, Anglais, dit une voix française.
Une grande paysanne se tenait sur le seuil.
– Hé là, qu'est-ce que c'est, doux Jésus ?
– It's but a bear7, grogna Kempton en lapant les dernières gouttes de la soupe.
– Hé ! Je le vois bien, grand malappris ! Mais faut-il qu'un ours s'installe dans ma propre maison ? Est-ce un chenil, chez moi ? Dois-je lui offrir à lui aussi sa pâtée dans une de mes belles assiettes que ma sainte mère a apportées du Limousin il y a quarante ans, et encore sans en casser une seule ?
– Madame, êtes-vous française ? interrogea Angélique dans la même langue. Sommes-nous dans un établissement acadien ?
– Ma foi, p't-être ben qu'oui, p't-être ben qu'non. Ce que nous sommes, nous autres, à Monégan, je ne pourrais pas vous le dire... Pour ma part, je suis de Port-Royal, en la presqu'île d'Acadie, où je suis arrivée à l'âge de cinq ans avec la recrue de M. Pierre d'Aulnay, il y a belle lurette de tout cela. Mais, à vingt ans, j'ai épousé notre voisin, un Écossais, Mac Grégor, et je suis installée avec lui à Monégan depuis bientôt trente-cinq ans. Jack Merwin l'interrogea en anglais, lui demandant si les Indiens avaient essayé d'attaquer l'île et s'ils s'agitaient dans la baie de Pénobscot. Elle secoua la tête négativement. Elle lui répondait en anglais qu'elle parlait communément quoique avec un fort accent français.
Elle dit que les Indiens, Mohicans, Tarratines, Mic-Macs et Etchemins du Pénobscot, du Dariscotta se tenaient tranquilles. Cette fois, ils ne déterreraient pas la hache de guerre, car le grand seigneur français de Gouldsboro avait réussi à dissuader tous les Blancs de la baie, et particulièrement ce petit enragé de Saint-Castine, de se mêler de cette mauvaise campagne. Pas plus tard que la semaine dernière, son homme, le vieux Mac Grégor, était allé avec ses trois fils à la pointe de Popham rencontrer « le grand seigneur de Gouldsboro » et, avec tous les Blancs du coin et les principaux sagamores riverains, ils avaient fait alliance et échangé des promesses et fumé le calumet de la paix. Le seigneur de Gouldsboro était fort et riche. Il avait une flotte à lui et de l'or à gogo. Il avait promis de protéger contre leur gouvernement ceux qui se trouveraient ennuyés pour avoir tenu cette résolution de paix. Et c'était justice ! On en avait assez par ici de tourner comme des totons pour le bon plaisir des rois de France ou d'Angleterre qui, eux, se gardaient bien de mettre le pied dans les colonies. Angélique avait rougi d'émotion en entendant mentionner le nom de son mari, le comte de Peyrac. Elle pressa la bonne femme de questions, apprit ainsi que Joffrey, après avoir quitté l'embouchure du Kennebec, était reparti sur Gouldsboro. Elle avait donc beaucoup de chances de le retrouver là-bas si l'on y parvenait demain, ce qui était fort possible, la mer demeurant clémente malgré les marées d'équinoxe.
Découvrant qu'elle recevait dans son humble chaumière la propre épouse du « grand seigneur de Gouldsboro », Mrs Mac Grégor joignit les mains d'extase, fit une profonde révérence, comme le lui avait enseigné sa mère vis-à-vis des seigneurs, et s'empressa, entremêlant le français et l'anglais suivant qu'elle s'adressait aux uns ou aux autres. Angélique conta sa mésaventure, comme quoi elle avait failli se noyer en abordant l'île. L'Acadienne ne lui cacha pas que pareille chose arrivait ici quasi tous les jours. Dans chaque famille, il y avait plus de noyés que de vivants. C'était ainsi !
– Je m'en vais vous bailler de bons vêtements, madame, conclut-elle sans émotion aucune.
– N'auriez-vous pas un haut-de-chausses pour mon sauveur ? Il est encore tout trempé.
– Un haut-de-chausses ? Non, je n'ai pas ça chez moi, ma pauvre dame ! Tous mes hommes, ils ne portent que leur grande couverture à carreaux, des tartans qu'ils disent. Un Écossais, ça ne saurait se promener autrement que le cul à l'air, sauf votre respect. Mais chez le commis du magasin, Mr Winslow, qui est de Plymouth, notre voisin, ces messieurs trouveront tout ce qu'il leur faut.
Elle expédia les hommes avec l'ours chez les Anglais, ne garda que les femmes et les enfants, y compris le négrillon.
– Un vrai diablotin vomi de l'Enfer, ce petiot-là. Mais aussi, c'est la nuit de la Saint-Jean, pas vrai ? C'est donc de partout qu'il en sort, cette nuit-là, des lutins et des farfadets... Voyez !
Voyez ! comme le ciel est clair encore... À la mi-nuit, les Basques allumeront les feux et danseront.
Car on était gai à Monégan, malgré tous les noyés traditionnels. D'ailleurs, les Basques de Bayonne avaient harponné l'avant-veille une baleine.
Après une lutte acharnée de barques lancées en l'air d'un coup de queue et un mort, la proie avait été ramenée à la côte, sous la voûte braillante des oiseaux pillards. Déjà débitée en tranches blanches et rosées par les couteaux des dépeceurs, la baleine surnageait encore entre le vaisseau à l'ancre et une petite grève à l'écart, où étaient installées trois énormes chaudières. Une fortune battait là, au gré du ressac, les flancs de Monégan, et c'étaient des écus d'or que les marins maniaient en rêve avec les blocs de graisse jetés en cubes dans les marmites. Des énormes cavités de la tête du cétacé, on remontait des seaux de spermacéti, cette substance huileuse et blanche qui servirait à la fabrication des chandelles de luxe. Les fanons entreraient dans la fabrication des vêtements, des panaches, des plumets, des corsages, des éventails...
La langue, mets de choix, serait salée pour être servie à la table des princes, et le lard pour les pauvres deviendrait le « craspois » du Carême. Les os se mueraient en poutres, solives, clôtures...
Glorieux, le grand harponneur Hernani d'Astiguarza, qui était en même temps le capitaine du petit navire de cent cinquante tonneaux, se promenait sur le port, appuyé sur son harpon comme un Indien sur sa lance. Lorsque la première étoile tremblerait au firmament et que les contours des forêts se dessineraient en sombre sur le ciel vert, il ferait suspendre le travail et allumer de grands bûchers par tout le rivage. Car c'était la nuit de la Saint-Jean et il fallait danser et sauter à travers les feux.
Durant ce temps, Angélique monnayait l'achat d'un manteau en peau de loup-marin avec Mrs Mac Grégor. La douceur veloutée du pelage l'avait séduite.
– Je n'ai rien pour vous payer présentement, mais, dès que je serai à Gouldsboro, je vous ferai bailler une bourse de vingt écus et un petit cadeau à votre choix parmi ce qui peut vous obliger.
– Écoutez, dit la vieille Acadienne, nous sommes bien nantis et ce n'est point la peine de causer tant de dérangement. On dit que vous êtes guérisseuse. Si vous pouviez remettre sur pied mon petit-fils Alistair, je serais amplement payée. Ce serait même une chance pour ce petit.
Elles se rendirent chez le jeune Alistair. Mrs Mac Grégor avait eu douze enfants. Les fils et filles survivants, tous mariés dans l'île, constituaient encore une importante tribu. Pour ne pas faire d'histoires avec les saints nationaux des deux familles franco-écossaises, les enfants avaient été prénommés à tour de rôle d'un nom français et d'un nom écossais. C'est ainsi qu'un Léonard précédait un Ogilvey et qu'un Alistair était suivi d'une gentille Janeton. Quelques jours auparavant, il était arrivé au jeune Alistair une curieuse aventure : courant sur les rochers pour échapper à la marée, il avait voulu franchir une faille d'un bond. Un saut à ne pas manquer car il y avait soixante pieds d'à-pic en dessous. De justesse, il s'était rattrapé sur l'autre rive et, depuis, une douleur terrible l'empêchait de poser les deux pieds à terre. Angélique vit aussitôt que, dans la crispation de ses orteils pour se cramponner au roc, il avait fait jaillir hors de leur enveloppe les principaux nerfs sous la voûte plantaire. La remise en place ne s'exécuta pas sans douleur, mais, après une heure de massage, le garçon posait sur le dallage un pied encore timide et incrédule, mais déjà ravi de ne plus souffrir, puis, poussant à l'autre extrême, prétendait pouvoir danser ce soir la danse des épées croisées. Angélique l'en dissuada avec sévérité. Il fallait reposer encore, car les ligaments devaient se consolider. Elle demanda une bonne graisse de marmotte, dont toute ménagère qui se respecte a toujours quelques pots sous la main et, après un dernier massage, le laissa appuyé sur une canne. Il assisterait au moins à la fête... Tout un peuple en tartan drapé, encapuchonné, entortillé, de carreaux rouges et verts et verts et noirs – deux clans, celui des Mac Grégor et celui des Mac Daylines, coiffé de bérets bleus à pompons, avaient assisté au miracle. À ce ramage se mêlaient les redingotes sombres des commerçants et colons anglais. Leurs familles descendaient des premiers habitants de Plymouth sur la baie du cap Cod. C'étaient des pères pèlerins, et, à l'exemple du vieux Josué qu'Angélique avait rencontré à Houssnok, ils avaient tous, malgré leurs mœurs rigoureuses, un enjouement qui déplaisait fort au révérend Patridge. Il y avait encore deux familles de pêcheurs irlandais et une, d'origine française, les Dumaret, que ceux-ci se vantaient d'atteindre dans leur famille le record de noyés. Forcément ! Dans ce pays où, dès qu'un enfant se tient sur ses jambes, il se lance dans les vagues à califourchon sur une planche, comment voulez-vous que cela n'arrive pas ? Ils sont toujours à naviguer entre les îles, et là où la mer est traîtresse plus qu'ailleurs, et un jour, et surtout vers quatorze, quinze ans, cet âge qui ne craint rien et qui n'a pas encore assez d'expérience, ils se noient, ces infatigables vagabonds des pertuis.