Angélique s'installa, contente, près d'Adhémar et de Sammy, tandis qu'un moussaillon à cheveux filasse déployait le foc et la grand-voile à corne et que le patron, à coups de rames, débordait le vaisseau du corsaire pour placer son embarcation sous le vent. Ainsi commença-t-elle, la barque de l'Anglais Jack Merwin, à louvoyer à travers les îles de la baie de Casco, seule d'une crête à l'autre des vagues, comme un bel oiseau penché. Il y avait trois autres passagers à bord de l'embarcation qui avait bien voulu recueillir Angélique, son soldat français, et ses rescapés anglais. Un colporteur de la colonie du Connecticut, un négrillon qui lui servait d'aide et... un ours. Ce fut ce dernier qu'Angélique remarqua en premier, irrésistiblement attirée par le poids d'un regard sagace, appréciateur et amusé qu'elle sentait peser sur elle sans qu'elle pût surprendre d'où il venait.
Cela décida l'ours. Tout à coup, elle le découvrit, couché sous le faux pont arrière qui lui servait de tanière, son museau pointu blotti entre ses pattes, il fixait sur elle ses petits yeux brillants. Le colporteur le présenta aussitôt :
– Mister Willoagby... Croyez-moi, milady, je ne saurais avoir de meilleur ami que cet animal.
Lui-même se nommait Élie Kemton. En moins d'une heure, Angélique sut tout de lui. Enfant du Massachusetts, il avait quitté à huit ans la petite colonie de Newton avec ses parents et une centaine d'autres habitants et sous la conduite de leur pasteur Thomas Hooker, un homme libéral à qui déplaisait la dure oligarchie des puritains, ils avaient traversé la forêt et avaient atteint le fleuve aux grandes eaux grises et calmes, le Connecticut. Sur ses rives, ils avaient fondé Hatford, là où il n'y avait qu'un petit poste à fourrures hollandais. Maintenant, c'était une jolie ville, pieuse et gaie, tout occupée du trafic de la mer. Il n'est point facile de labourer sur les bords d'un fleuve comme le Connecticut. Le courant sans cesse vous appelle vers son embouchure. Leur lopin de terre était pauvre... À vingt ans ; Élie s'en fut avec une besace bien garnie de marchandises et son ours. Mister Willoagby le suivit.
– Je l'avais élevé et nous ne nous sommes jamais séparés depuis.
Il raconta que l'ours l'accompagnait dans tous ses voyages, ce qui parfois créait quelque complication, mais amenait beaucoup de détente joyeuse parmi les clients plutôt réticents à sortir leurs écus. L'ours savait danser et exécuter quelques tours. Mais où il était imbattable, c'était en lutte. Les plus costauds des villages se mesuraient avec lui. Il était beau joueur et leur laissait leur chance, puis d'un coup de patte aimable et comme par négligence, triomphait de ces matamores.
– Willoagby... dit le révérend Patridge rêveur, mais j'ai connu, me semble-t-il, un pasteur de ce nom du côté de Watertown.
– C'est bien possible, admit l'autre. Mon ami ci-présent ressemblait tellement à cet honorable ecclésiastique qui me faisait fort peur, mais m'amusait aussi, dans ma jeunesse que je lui ai donné son nom.
– Voici une marque d'irrespect caractérisé, dit sévèrement Thomas Patridge offusqué, puis menaçant. Ceci pourrait vous amener de graves ennuis...
– Le Connecticut n'est pas le Massachusetts, ne vous en déplaise, révérend. Chez nous, les gens sont libéraux et aiment rire.
– Pays de tavernes, grommela le pasteur, buveurs de rhum dès la naissance.
– Mais nous avons une Constitution à nous et nous ne voyageons pas le dimanche pour satisfaire le Seigneur.
Content de lui, Élie Kempton sortait alors de ses poches du tabac, des images, des dentelles, de petites montres. Il avait de tout, pour intéresser les plus éloignés des colons ou plutôt les femmes des colons des plus lointains établissements de toutes les contrées, et, ayant caboté dans le moindre recoin de toutes les baies, il savait mieux que quiconque ce qu'on peut trouver en tel endroit, dont on est privé dans tel autre, ce qui peut faire briller les yeux d'une jeune fille et susciter la moue d'une autre, ce qui peut ravir un enfant ou un grand-père, éclairer d'une joie pure, par la présence d'un objet aimé ou indispensable, la plus humble cabane.
Il dit qu'il se rendait à l'île de Bartlett, à l'est du Pénobscot, pour y chercher les étoffes de laine teinte en indigo ou rouge particulièrement éclatant, car les moutons de cette île s'y nourrissent de cent espèces de fleurs diverses et les habitants de l'île trafiquent le cachou avec les navires des Caraïbes.
– Mais cette île doit être voisine de Gouldsboro, remarqua Angélique, et elle se promit d'aller y faire des emplettes.
Élie Kempton connaissait Gouldsboro par ouï-dire, n'y avait point fait d'affaires, n'y trouvant pas jadis sa clientèle habituelle : les femmes de colons.
– Maintenant, il y a des femmes là-bas et je serai votre première cliente, lui affirma Angélique.
Enchanté, le colporteur se jeta à ses genoux, mais c'était seulement pour lui prendre illico les mesures de ses pieds car il était aussi cordonnier ambulant et il allait lui façonner, promit-il, une ravissante paire de chaussures de cuir souple, à lacets, avec un petit bout de cuivre aux extrémités pour les garantir de l'usure. À l'île des renards, dans le Nord, il y avait un vieil Écossais solitaire qui lui tannait les peaux les plus souples. À condition qu'on retrouvât tout ce monde d'Anglais en vie, car il se pourrait bien qu'ils se fussent fait scalper par les Indiens entre-temps.
Taciturne et dédaigneux des occupants de sa barque, le patron donnait toute son attention à la manœuvre. Ce fut encore l'aimable colporteur qui informa ses nouveaux compagnons que ledit patron répondait au nom de Jack Merwin. Il l'avait trouvé à New York. C'était un homme qui avait son humeur, mais un pilote remarquable.
Et il était aussi vrai que Jack Merwin menait son esquif à travers les courants luisants et redoutables, et les dangereux seuils panachés d'écume, avec une maîtrise à la fois nonchalante et preste qui, pour un œil exercé, tenait du prodige. À part quelques manœuvres du petit foc qu'il dictait à son mousse, il se débrouillait seul avec son gouvernail et la grand-voile carrée, tenant parfois le câble d'écoute raidi avec le seul orteil du pied.
Si le temps se maintenait au beau, le voyage avec lui promettait d'être rapide. Mais Angélique, au bout de quelques heures, s'inquiéta de voir l'embarcation se diriger si obstinément vers le sud. Elle l'interrogea. Il fit mine de ne pas comprendre son anglais imparfait. À son tour, le révérend Patridge l'adjura solennellement de répondre quand on lui adressait la parole. Il consentit à grommeler du coin des lèvres, en regardant ailleurs, que, pour sortir de ce dédale de saloperies d'îles de la baie de Casco sans y laisser sa peau et sa barque, le plus court chemin était encore de descendre sous Portland et de trouver le verrou de ce sournois archipel en profitant du courant qui file entre l'île Peaks et l'île Cushing, dite du Chapeau-Blanc. Tant qu'on n'apercevrait pas le Chapeau-Blanc, conclut-il, il faudrait suivre la côte vers le sud. Le petit Sammy commença à écarquiller les yeux pour essayer d'apercevoir ce fameux Chapeau-Blanc. Choqué du peu de respect que le marinier anglais lui témoignait malgré sa qualité d'ecclésiastique, le révérend Thomas commença à l'examiner avec suspicion et marmonna quelque chose comme quoi il se pouvait bien que cet homme fût un Virginien, les ressortissants de cette colonie étant pour la plupart des gens de sac et de corde, des vauriens et des convicts ou autres rebuts de l'humanité... et ce n'était pas une raison parce qu'ils s'étaient enrichis avec leur tabac de Virginie pour venir porter l'impiété jusque dans la baie du Massachusetts. Il continua ainsi à la cantonade à instruire miss Pidgeon sur l'histoire de la Virginie, tandis qu'Adhémar, qui comprenait à moitié, gémissait :
– Si c'est un convict ce gars-là, et ça se voit, il va nous abandonner dans une île déserte...