Au siècle précédent, un voyageur avait décrit les phoques avec surprise : « Leur tête est faite comme celle des chiens, sans oreilles, et leur robe est de la couleur de bure brune d'ermites mendiants comme celle que portent chez nous les Minimes... »
Angélique avait lu cela quand elle était enfant et qu'elle rêvait de partir aux Amériques... Et voilà, elle était là maintenant, sur cette grève perdue de l'Amérique, une femme au mi-temps de son existence, et non plus l'enfant rêveuse et exaltée du vieux château de Monteloup, et pourtant il lui semblait que peu de choses avaient changé en elle. « Tout est dit en nous dès le premier âge... On ne change que si l'on renie... »
Qu'était-ce au juste que se renier ?... Joffrey, lui, ne s'était jamais renié...
Les bras croisés sur sa poitrine, elle frottait ses épaules et ses avant-bras afin de se réchauffer. La nuit dernière, elle se trouvait sur le vaisseau de Barbe d'Or et Colin l'avait prise dans ses bras. Et elle frissonnait plus encore à ce souvenir... Toute cette histoire semblait dès lors une sorte de rêve un peu troublant, qu'il fallait oublier, enfouir, effacer...
Mais, à l'extrémité de la plage, il y avait un squelette de baleine échoué, qui dressait dans la luminescente nuit une macabre et gigantesque architecture d'un blanc de neige translucide – forêt d'ossements où jouaient les reflets de nacre, et à travers la cage des grands arceaux, comme tracés à la craie sur la nuit, on voyait trembler des étoiles sur l'horizon...
Angélique, saisie, frissonna plus violemment encore.
Une femme apparut et vint à elle, pâle et blanche dans cette clarté laiteuse.
– Tu as froid, ma sœur, dit-elle d'une voix douce. Tiens, je t'en prie, prends mon manteau. Tu me le rendras quand le soleil sera levé.
Inhabituée à ce tutoiement solennel qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'entendre pratiquer par les Anglais, sauf lorsqu'ils s'adressent à Dieu, Angélique la regardait sans être bien sûre d'avoir devant elle une personne vivante.
– Mais vous-même, madame, n'allez-vous pas souffrir du froid ?
– Je partagerai le manteau de mon époux, répondit la femme avec un sourire quasi céleste.
Et, posant une main sur le front d'Angélique :
– Que l'Éternel te bénisse !...
Quand elle revint, elle aperçut Jack Merwin qui était assis à la pointe d'un rocher dans une attitude de guet.
Angélique, qui regagnait le campement, réconfortée par la cape de la charitable inconnue, s'arrêta à quelques pas de lui pour l'examiner.
Cet homme l'intriguait de plus en plus. Le matin, quand elle l'avait vu pour la première fois, elle l'avait pris pour une brute de matelot ordinaire, mais là, le considérant dans son attitude méditative, il lui apparut qu'il était sans doute un de ces êtres hors du commun, ainsi que les mers lointaines en reçoivent, en cachent et recèlent beaucoup. Son immobilité était si intense – il ne mâchait même plus son éternelle chique de tabac – qu'il se dégageait de lui une qualité de solitude presque inquiétante, qui paraissait brûler en lui comme une flamme haute et ardente.
« Ce doit être un ancien pirate, songea-t-elle, peut-être même de noble naissance ? Un homme lassé de ses crimes et qui veut oublier, se faire oublier aussi de trop dangereux compagnons...
« Est-ce eux qu'il guette, qu'il craint, qu'il recherche, poursuivi par le remords ou la peur ?... Ou bien est-ce un cadet d'une grande famille pauvre d'Angleterre qui a cru que l'aventure ferait de lui un prince ? Et, dégoûté de la compagnie qu'il trouva sur les navires, il a tout abandonné pour retourner à la solitude de la mer.
« Et il a dû avoir aussi un grand chagrin d'amour. J'ai l'intuition qu'il déteste les femmes...
Dans la courbe des épaules de l'homme, il y avait comme une pétrification. On eût dit que l'âme avait déserté ce corps au point de le laisser là, enveloppe vide, pour voguer ailleurs. Qu'entendait-il, que découvrait-il, que surprenait-il dans le secret de cette absence ? Était-ce les canoës indiens qu'il voyait s'avancer là-bas sur la mer lumineuse ? C'était une nuit étrange, pleine de dangers imprécis, de sortilèges tendres et poétiques, et aussi de maléfices peut-être.
Angélique éprouvait le désir d'arracher l'homme à sa bizarre léthargie, qui l'effrayait presque.
– La nuit est belle, n'est-ce pas, mister Merwin ? dit-elle à voix très haute. Elle incite à la méditation, ne trouvez-vous pas ?
Dormait-il ? Il avait les yeux ouverts, mais ses prunelles étaient mornes et vides. Pourtant, au bout de quelques secondes, il tourna la tête vers elle.
– La beauté de ce pays me fascine, reprit Angélique, poussée par une impulsion qu'elle ne contrôla pas, d'essayer de communiquer avec lui, on y respire... Je ne sais comment m'exprimer... cette chose inconnue, disparue à jamais de l'Europe, au point que la notion même vous en est étrangère et qu'on ne le découvre que parvenant sur ses rivages... cette chose mystérieuse et exaltante que je nommerai... l'essence même de la liberté...
Elle songeait tout haut, consciente que la pensée qu'elle avançait était compliquée et obscure et que, essayant de l'exprimer en un anglais encore hésitant, il y avait beaucoup de chances pour que le marinier n'y comprenne goutte. Elle fut presque surprise de voir qu'au contraire elle avait réussi à l'arracher de ses songes.
Elle vit ses traits frémir, ses yeux s'allumer, puis ces mêmes traits se détendirent et se figèrent dans un sourire sardonique et méprisant, tandis que, du regard sombre, jaillissait un éclair d'exécration, presque de haine...
– Comment osez-vous vous permettre de telles paroles, de tels jugements ?... interrogea-t-il de sa voix lente dont il accentuait comme à plaisir l'accent traînard et vulgaire. Parler de liberté, vous, une femme ?
Il eut une sorte de rire cinglant. Et, à travers lui, elle croyait voir briller une face ricanante et ennemie, celle d'un être supérieur qui la méprisait et la rejetait... Un démon !... Voilà ce qui se dissimulait sous son enveloppe étrange, un démon aux aguets parmi les hommes...
Elle recula, envahie d'un sentiment glacé, et s'éloigna de lui.
– Attendez donc..., cria-t-il.
Il la rappelait d'un ton impératif.
– Wait a minute2. Où étiez-vous donc tout à l'heure ?
– J'ai fait quelques pas car je souffrais du froid.
– Eh bien, veillez à ne plus vous éloigner pour je ne sais quel sabbat en forêt, car je compte repartir dès l'aube et je n'attendrai personne.
« Quel mufle ! » se dit Angélique en s'allongeant près du feu. Voilà ce qu'il était, tout simplement, un mufle ! Un mufle à la sauce anglo-saxonne. Un pays qui a donné des reîtres !... Les plus ennuyeux barbares du monde...
Elle s'enveloppa dans le manteau de la femme aux yeux illuminés. Tous un peu fous, ces Anglais !...
– Parler de la liberté ! Vous, une femme !... You, a woman.
Elle entendait sa voix méprisante.
– You... a woman... You... a woman.
Et malgré elle, dans la lassitude de cette nuit, elle se sentait orpheline, accablée par des forces que rien ne pourrait abattre jamais. Et folle était-elle de s'y attaquer !...
Heureusement, il y avait un homme sur la terre, dont elle était la compagne et qui l'aimait...
– Joffrey, mon amour, soupira-t-elle.
Elle s'endormit.
Chapitre 3