Au réveil, Angélique vit qu'une brume épaisse enveloppait toutes choses et l'heure devait être assez avancée car le soleil, qu'on devinait derrière cette brume, semblait haut sur l'horizon. Jack Merwin avait repris l'aspect d'un homme ordinaire et bougon et il rangeait avec soin dans le fond de sa barque plusieurs tonnelets d'eau douce. Cela était bon signe. La preuve que le patron du sloop prévoyait une longue traversée sans escale et renoncerait peut-être à baguenauder entre les îles. Il avait aussi déniché, on ne sait où, une demi-roue de fromage et un pain de froment. Ses passagers ne risquaient pas de mourir de faim pendant l'étape.
– Le brouillard a retardé notre départ, expliqua miss Pidgeon, nous vous avons laissé dormir, ma chère !...
– Il faut que je retrouve cette charitable personne qui m'a prêté sa mante, dit Angélique.
Mais Jack Merwin, soudain, pressait tout le monde pour l'embarquement immédiat.
– Comment voulez-vous vous diriger dans cette purée ! protesta Kempton. Nous courons à la mort.
– La mort ! ce n'est pas raisonnable, pleura Adhémar, qui comprenait de plus en plus l'anglais. Oh ! madame, empêchez-le de prendre la mer. Cette nuit, j'ai fait un rêve terrible : je sens que cela va arriver.
Adhémar était un simple d'esprit, et dans les provinces de France on croyait volontiers que les simples ont le don de double vue...
– Qu'as-tu rêvé, mon pauvre garçon ?
– Vous étiez noyée, madame, je vous voyais tout au fond de la mer, là où elle est verte comme une lampe de Venise, et vos cheveux traînaient derrière vous comme des algues...
– Ah ! Tais-toi donc ! s'écria Angélique, tu ne peux ouvrir la bouche que pour répandre l'effroi. Cela devrait te réjouir après tout que je sois noyée puisque tu me prends pour une Démone...
– Madame, ne parlez pas ainsi, balbutia Adhémar en se signant plusieurs fois.
Le pasteur le regarda de travers en pinçant les lèvres. Il en avait plus qu'assez de ce voisinage papiste auquel s'ajoutait la présence de Merwin, manifestement impie et irréligieux. Il hésitait à rester à Long Island. Miss Pidgeon l'en dissuada, disant que, s'il voulait retrouver ce qu'il lui restait de ses ouailles de Brunschwick-Falls, il fallait aller à Gouldsboro.
– Allez, embarquez, grogna Merwin, qui ajouta une expression anglaise qu'Angélique ne connaissait pas très bien, mais qui devait tenir le milieu entre « tas d'emplâtres » et « bande de bons à rien ».
Malgré ses injonctions, personne ne se pressait.
– Vous avez là un manteau de quakeresse ! remarqua subitement le révérend Patridge en pointant son index sur le vêtement qu'Angélique cherchait à qui confier. Auriez-vous parlé à quelque membre de cette secte infâme ! Malheureuse ! Voici qui peut mettre en grand péril le salut de votre âme. Vous avez raison, miss Pidgeon. Il n'est pas bon de demeurer en un lieu où l'on risque de rencontrer ces gens-là. Je croyais pourtant qu'on en avait purgé la Nouvelle-Angleterre. Il faudrait encore en pendre quelques-uns pour décourager les autres.
– Je ne vois pas pourquoi on pendrait des personnes qui ne commettent d'autres crimes que de prêter leur manteau à ceux qui ont froid, protesta Angélique.
– Mais les quakers sont des gens très dangereux pour l'ordre public, affirma le pasteur.
– Oui, renchérit miss Pidgeon, ils ne tirent pas le chapeau devant le roi lui-même, et ils l'appellent frère, et le tutoient... Ils disent qu'ils sont en communication directe avec Dieu.
– L'irrévérence même, clama le pasteur.
– Ils ne veulent pas payer la dîme aux églises...
– La doctrine doit rester pure, continua le pasteur.
Il allait se lancer dans un long sermon lorsque Jack Merwin explosa. Il cria d'abord deux ou trois jurons – Bloody foots ! Qui devaient être assez bien choisis car miss Pidgeon et la jeune Esther poussèrent un cri d'effroi et se bouchèrent les oreilles.
– Blasphémateur ! rugit le pasteur.
– Taisez-vous, crétin, homme méprisable, dit Merwin avec une véritable haine dans l'expression de sa bouche amère, vous ne savez prendre la parole que pour semer le désordre et le trouble.
– Et vous, misérable ! J'ai compris aussitôt que vous étiez un impie, un fils de Lucifer, de celui qui ose regarder en face son Dieu en lui disant : Je t'égale !...
– Il vaudrait mieux qu'un ignare comme vous ne se mêle point de juger ses semblables. Il risque de commettre de lourdes erreurs.
Le révérend Thomas ne pouvait tolérer qu'un vulgaire marinier d'on ne sait quelle colonie pénitentiaire peut-être lui parlât sur ce ton et dans de tels termes à la face de faibles femmes dont la conduite dépend souvent de la confiance qu'elles mettent en leur pasteur. Accepter d'être jeté, d'aussi humiliante façon, à bas de son piédestal, risquait de plonger dans le doute de candides et fidèles âmes. Jadis, avant de se livrer aux études théologiques, Thomas Patridge avait été un jeune gars plein d'énergie et il avait pratiqué la boxe anglaise. Ses forces, conservées et aujourd'hui revenues après sa blessure, le rendaient encore redoutable. Il attrapa Merwin par le col de sa chemise et il lui aurait écrasé la face d'un poing terrible si l'autre, aussi prompt lutteur, ne s'était dégagé en frappant d'un coup sec, du tranchant de la main, le poignet qui le retenait. Le pasteur poussa un rugissement et devint violet. Angélique se jeta entre les deux hommes.
– Je vous en prie, dit-elle, usant de toute son autorité, je vous en supplie, messieurs, vous perdez l'esprit.
Elle les retenait énergiquement, une main posée sur chacune de ces deux carcasses musclées, et elle sentait leur colère bouillonnante prête à exploser comme les grondements d'un volcan en fusion, mais son regard impérieux fut plus fort que leur passion et elle réussit à les maintenir à distance l'un de l'autre.
– Pasteur ! Pasteur ! pria-t-elle. Sachez pardonner à celui qui n'a pas reçu les mêmes lumières spirituelles que vous. N'oubliez pas que vous représentez un Dieu qui réprouve la violence...
Le pasteur était maintenant blême sous l'effort qu'il faisait pour se contenir et aussi sous l'effet de la douleur. Le coup de Merwin lui avait à demi rompu le poignet. Jack Merwin était également d'une pâleur de cire. Une veine à ses tempes battait violemment et ses prunelles avaient plus que jamais un éclat de bronze métallique et insondable. Sous ses doigts, Angélique sentait le cœur de Jack Merwin battre avec une précipitation irrégulière. À cet instant, il lui parut de nouveau humain et vulnérable.
– Vous n'êtes pas raisonnable vous non plus, lui dit-elle comme s'adressant à un enfant qu'on gronde. Ce n'est pas d'un bon chrétien que d'insulter une personne revêtue d'une autorité ecclésiastique. Et, de plus, ce ministre est blessé. Il y a quelques jours à peine, il a été à demi scalpé par les Indiens.
Les yeux du marinier disaient que ç'aurait été là une bonne chose à faire jusqu'au bout. Ce fut le révérend Thomas qui céda le premier.
– Je m'incline pour vous complaire, milady, bien que vous soyez française et apparteniez à une religion dévoyée, babylonienne et fanatique. Je m'incline, car vous avez fait preuve d'amitié pour nous. Mais celui-ci...
– Celui-ci aussi... Celui-ci a fait preuve d'amitié pour nous. Il nous a pris dans sa barque et il nous emmène à Gouldsboro, où nous serons à l'abri et enfin hors de danger.
Et elle maintint ses doigts sur la poitrine de Jack Merwin jusqu'à ce qu'elle sentît le cœur de celui-ci se calmer et que l'homme rompît d'un pas en arrière, redevenu maître de lui-même. La querelle close, chacun reprit sa place dans la barque, y compris mister Willoagby. La brume se levait lorsqu'ils sortirent du port et ils virent toute une foule sur la plage qui leur faisait des signes d'adieu, et les quakers en chapeaux ronds et grandes coiffes blanches se tenaient en groupe à l'écart comme des pestiférés, mais ne s'en montraient pas moins joyeux et démonstratifs.